Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Je fus l’élève de Bourdelle avant de devenir sa femme. Mais une élève d’un genre un peu particulier, qui se permettait de dire tout ce qui lui passait par la tête. C’est peut-être ce qui lui a plu, dans le fond, cette manière de lui parler comme à un égal, alors que pour Rodin il n’était encore qu’un praticien, et que pour ses autres élèves, il commençait à devenir un maître. Un jour qu’il me laissait déambuler dans son atelier, sachant le plaisir que j’avais à me perdre dans cet admirable capharnaüm, sur une étagère, soudain, avec plusieurs autres plâtres, j’ai vu une tête que j’ai signalée à Bourdelle. « Voilà une belle chose », dis-je, et avec l’insouciance et la cruauté inconsciente de mes vingt ans, j’ajoutai : « Mais celle-là, ce n’est pas vous qui l’avez faite. – C’est cela qui vous trompe, mademoiselle, cette œuvre est de moi. C’est ma tête d’Apollon. » Il la descendit et, malgré ma jeunesse et mon ignorance, je ne pus m’empêcher de la trouver admirable. Bourdelle n’a plus replacé sa tête d’Apollon dans la réserve et quelques années plus tard, en 1909, il fit un socle pour la présenter, puis la fit couler en bronze. À mon arrivée à Paris, Bourdelle m’avait conduite à Meudon, voir Rodin. Je venais d’Athènes où il n’existait que des musées d’antiquités grecques. Je n’avais donc aucune notion d’art moderne. Le soir en rentrant, il me demanda ce que je pensais de l’œuvre de Rodin. Je lui dis que, pour moi, cette œuvre était intolérable ; sans aucun repos, toute remplie de tourmente, sans simplicité, sans ordre, sans lumière, sans noblesse. Bourdelle était estomaqué devant tant d’audace : « Voilà ce que c’est de naître au pied du Parthénon, vous avez vu d’un seul coup les défauts de l’œuvre de Rodin ; quant à nous, il faut toute une existence de recherches et d’efforts pour les comprendre. C’est très bien d’avoir compris cela, mais maintenant il faut que vous arriviez à comprendre les qualités de cette œuvre. Ce n’est qu’alors que vous serez vraiment forte. Pour cela, il faut travailler. » Je n’ai jamais oublié la leçon. Plus tard, en le voyant sculpter, j’ai compris comment il s’appuyait sur l’exemple de son maître pour mieux tenter de le dépasser. Pour faire sa tête de La Force, il avait pensé procéder comme Rodin l’avait fait pour son buste de L’Homme au nez cassé. Voilà comment Rodin s’y était pris. Il avait pris la tête d’un antique et l’avait posée à côté de son travail. De l’autre côté, il avait mis le modèle vivant. Il travaillait d’après le modèle vivant et consultait le buste antique pour parvenir à une noble sérénité. Bourdelle avait trouvé une tête chez un antiquaire et me la montra. « Ta tête d’Apollon est encore plus belle que cette tête-ci, lui dis-je, pourquoi ne prendrais-tu pas la tienne en exemple ? » Bourdelle, modeste devant l’orchestre des antiques admirables des pays du monde entier, me dit, surpris : « Tu crois que ma tête d’Apollon est plus belle que ceci ! » En arrivant aux ateliers, il prit sa tête d’Apollon dans ses mains, la regarda de tous les côtés. « Tu as raison, me dit-il, elle est supérieure à l’autre. » Et c’est ainsi qu’il fit la tête de La Force en se servant de sa tête d’Apollon, sans avoir recours à aucun modèle vivant.
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Le Jour où… Bourdelle a sculpté la Tête d’Apollon
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°705 du 1 octobre 2017, avec le titre suivant : Le Jour où… Bourdelle a sculpté la Tête d’Apollon