Ma peinture vengera mon honneur ! Deux fois j’ai été humilié, deux fois on m’a refusé ce prix de Rome sans lequel il n’est de carrière qui vaille.
Ici, à Paris, on n’a que le mot nouveauté à la bouche, au nom duquel on brûle ce qu’on a si longtemps adoré. Adieu donc David et la beauté idéale d’une antiquité rêvée, bienvenue Gustave Courbet dont j’ai, hélas, dû subir l’an dernier au Salon cet Après-dîner à Ornans qui lui a valu une médaille de seconde classe. Quelle est cette époque où l’on récompense la laideur ? Moi aussi, j’aurai des médailles, et de première classe avec ça, qui viendront rappeler aux jurys sans mémoire que l’art n’est pas là pour représenter le monde tel qu’il est, mais bien tel qu’il devrait être si la beauté y régnait. Raphaël, voilà le modèle.
Il faut frapper fort, surtout au Salon où l’on est visible que si l’on est voyant. L’an dernier, pour ma première participation, j’avais réussi à marquer les esprits avec Égalité devant la mort, une toile monumentale où l’on voit l’ange de la mort recouvrant d’un linceul le cadavre d’un homme nu. Mais certains, les naïfs, ont cru que je faisais un signe vers les libéraux, en cette pauvre année 1848 secouée de révolutions, là où je ne crois à l’égalité que dans l’au-delà. Avec le tableau que j’achève aujourd’hui, le malentendu va, j’en suis convaincu, se dissiper de la plus forte manière. C’est un Dante et Virgile, mais ça n’a rien à voir avec Delacroix. Je dirais même que c’est peint délibérément comme si Delacroix n’avait jamais existé, afin de reprendre la peinture à l’instant où celui-ci s’est mis à en perpétrer le massacre. Sa Barque de Dante était un scandale qui l’a rendu célèbre, mon tableau sera une restauration qui rendra à la peinture son prestige et à l’artiste sa place.
Je suis parti d’un épisode de L’Enfer de Dante, où celui-ci, accompagné de Virgile, assiste au combat de deux damnés, Capocchio, hérétique et alchimiste, et Gianni Schicchi, qui avait usurpé l’identité d’un mort afin de détourner son héritage. D’autres usurpateurs se reconnaîtront, je l’espère. Le public veut de l’audace et de la force, il ne sera pas déçu. Devant Virgile et Dante qui sont comme pétrifiés par l’horreur, Schicchi plante ses dents dans la gorge de Capocchio. Cette lutte entre deux âmes damnées est un combat entre des nerfs, des muscles, des tendons, des chairs. On dit qu’il faut prendre des libertés, eh bien, j’en ai pris quelques-unes avec l’anatomie, je l’avoue, pour mieux faire éprouver cette tension infernale. Pendant que je peignais mon tableau, je me suis souvenu d’une terreur que j’avais éprouvée, enfant, lorsque, me promenant avec mes parents dans la campagne aux environs de Bordeaux, j’avais assisté au combat de deux chiens errants. J’ai essayé d’en rendre la sensation dans cette lutte à mort entre deux monstres cannibales. Delacroix avait fait une vraie « tartouillade », comme l’avait écrit plaisamment un critique : un tableau boueux où l’on voyait partout la trace de sa main au détriment du sujet. Moi, j’ai joint l’horreur du sujet au calme de sa représentation. Je veux prouver que l’on peut allier force et tradition, drame et beauté. Je réussirai cela, et après on ne me refusera plus rien.
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Le jour où... Bouguereau a achevé son Dante et Virgile
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°676 du 1 février 2015, avec le titre suivant : Le jour où... Bouguereau a achevé son Dante et Virgile