La revue Vouloir occupe une place tout à fait originale dans l’histoire de la pensée française de sa parution en janvier 1924, à Lille, jusqu’à sa fin en 1927. Elle a été créée par des artistes du nord de la France, qui se sont engagés dans le débat de la reconstruction tout autant morale et intellectuelle que matérielle, entre tradition et ouverture sur le monde. Une très belle exposition au musée Matisse du Cateau-Cambrésis rappelle heureusement son existence et son action connues de quelques rares chercheurs universitaires.
Les manifestations initiées par volontarisme politique pour la promotion de « Lille 2004, capitale européenne de la culture » apparaissent comme le lointain écho de la revue Vouloir qui avait fait de la capitale régionale non pas une antenne de Paris, mais un creuset entre France, Belgique, Hollande et Allemagne. En 1926, dès la livraison du numéro 18, la revue s’ouvre aux mouvements les plus avant-gardistes en Europe et particulièrement au groupe néerlandais De Stijl, dont les artistes membres recevront la commande de textes qui deviendront essentiels au constructivisme russe, à l’école allemande du Bauhaus. Elle avait compté vingt-six numéros (six en 1924, dix en 1925, huit en 1926 et deux en 1927) ; la dernière livraison consacrée au cinéma était prévue pour janvier 1927 et fut un peu retardée.
La revue fut d’abord sous-titrée « Organe constructif de littérature et d’art moderne ». Ses fondateurs Émile Donce-Brisy et Charles Rochat en sont respectivement l’administrateur et le rédacteur. L’un et l’autre sont écrivains et accordent une place prépondérante à la poésie dans leurs colonnes. Donce-Brisy s’est fait connaître par un manuel de phonétique anglaise et publie des romans : ainsi Au pays du sanglier, illustré de bois gravés et édité en mars 1925 par Valentin Bresle, directeur du Mercure de Flandre à Lille.
L’information artistique de la revue est donnée par la reproduction de gravures sur bois et linogravures d’artistes du Nord que l’exposition montre abondamment (Marcel Lempereur-Haut et Pierre Huguet qui sont figuratifs en 1924) et par l’annonce critique de livres sur l’art. Le manifeste du n° 1, peu explicite quoique vigoureux, proclame une volonté de vivre, de renverser les modèles anciens, dans un style quasi futuriste. À partir du 29 janvier 1925 commencent à s’organiser des rendez-vous du cercle Vouloir, à la maison des étudiants, rue de Valmy à Lille. Y sont présentées des œuvres d’art et organisées des causeries et lectures traitant de sujets divers : le radium en juin, le mouvement sioniste en octobre, Miguel de Unamuno en novembre. Les troisième et quatrième réunions, les 2 et 30 avril, voient apparaître Félix Del Marle, artiste, pour une conférence intitulée « Considérations sur la peinture pure – F. Kupka », qui sera reprise dans le n° 12 de la revue (juin 1925). Del Marle s’y fait l’écho du texte que son ami, « le peintre-à-la-ligne-noire », Antoine-Pierre Gallien, avait consacré, pour en révéler le génie, au grand artiste d’origine tchèque qui travaillait dans la solitude à Puteaux. Une première exposition du groupe Vouloir conclura ce premier engagement de Del Marle. Elle eut lieu du 19 au 28 décembre 1925, dans la petite salle du conservatoire de Lille avec trente-cinq œuvres confrontées de l’artiste tchèque et des artistes locaux : Huguet, Lempereur-Haut et Del Marle ; le n° 16, de décembre 1925, en sera le catalogue.
Les préoccupations artistiques de Del Marle, sa personnalité vont à ce point dominer la direction de la revue qu’en janvier 1926, dans le n° 17, Del Marle devient responsable de la partie artistique, succédant à Charles Rochat qui avait démissionné en décembre. Le n° 18 précise l’ambition de la revue et de Del Marle : créer une « école d’esthétique » avec un parti pris qui va être marqué par le néoplasticisme. La couverture de la revue change. Elle est composée en pleine page par une gravure de Pierre Huguet montrant un jeu de lignes verticales et horizontales déterminant des plans où s’inscrivent, au centre une vignette plus libre, en bas l’intitulé. Del Marle donne dans la bibliographie de son article la référence de l’ouvrage de Mondrian : Le Néo-Plasticisme, paru en 1920 chez Léonce Rosenberg.
À partir du n° 24, la revue sera sous-titrée « revue mensuelle d’esthétique néo-plastique. » Del Marle vient en effet de revoir les œuvres du groupe De Stijl dans l’exposition « L’Art aujourd’hui » en décembre 1925, qui avaient déjà suscité son intérêt lorsqu'il les avait découvertes en mars 1924 à l’école d’architecture du boulevard Raspail. Ses lectures lui avaient permis d’en comprendre les théories. Et, en février 1926, il rend visite à Mondrian dans son atelier parisien.
L’activité du groupe que forment Del Marle et Donce-Brisy s’enrichit alors sans trêve : « Vouloir affranchit – Ne plus vouloir, et ne plus évoluer et ne plus créer ! Ô que cette grande lassitude reste à jamais loin de moi », déclarent-ils, citant Nietzsche dans le n° 21. La revue va entretenir des relations privilégiées avec la librairie L’Esthétique moderne ouverte à Lille, 1 rue Anatole France, au printemps 1926. Del Marle en conçoit la vitrine dont l’exposition montre une reconstitution et le dessin publicitaire. Le rayonnement de cette librairie-galerie et son action se trouvent augmentés par ceux de la librairie L’Esthétique ouverte en 1926, 90 boulevard du Montparnasse, à Paris, par le peintre russe Evsei Model (il épousera une photographe qui sera célèbre sous son nom : Lisette Model).
« Vouloir affranchit »
Le directeur de L’Esthétique moderne, G. Coulant, qui deviendra administrateur de la revue à partir du n° 24, en fait un foyer intellectuel : il l’anime, en lui adjoignant une galerie d’art moderne (néoplastique à partir de 1927), une salle de lecture et un atelier d’art moderne dont la direction est assurée par Vouloir. Donce-Brisy, qui vient d’étudier l’architecture, s’intitule alors architecte-ingénieur et réalise plusieurs projets dont sa propre maison. Del Marle crée des polychromies architecturales, des intérieurs, des ensembles mobiliers.
C’est en effet moins la recherche pure et fondamentale de la peinture de Mondrian qui les retient que sa morale et l’utopie qu’elle suggère : utopie du « grand œuvre », où l’action individuelle est socialisée dans l’architecture. Ces actions convergeront en une sorte de rétrospective dans l’exposition « STUCA » (Sciences, Techniques, Urbanisme, Confort, Art), au studio lillois Printania, en avril-mai 1928. Il s’agissait bien en effet d’une rétrospective, puisqu’en fait la revue Vouloir aura été l’organe éphémère du néoplasticisme, pour l’analyse duquel il avait requis des articles de ses pères, afin d’établir la théorie de son action. Déjà, en novembre 1927, Del Marle visite le Bauhaus à Dessau et la cité du Weissenhof à Stuttgart.
Il consacre les nos 22 et 23 de la revue à « l’art prolétarien » de la Russie constructiviste. Le tabouret, la chaise, la chauffeuse et le guéridon qu’il crée en 1927 et qui devaient être édités par la firme lilloise Thumesnil sont à structure métallique tubulaire ; le piètement en traîneau des sièges montre
la connaissance par Del Marle des créations de Marcel Breuer, de Mart Stam et de Ludwig Mies van der Rohe. La revue cesse de paraître au début de l’année 1927. Del Marle fonde l’aéroclub de la Sambre et s’étourdit par une vie agitée que déplore Donce-Brisy, avant de revenir plus tard à la peinture, sous-tendue par une exigence religieuse.
Échec, peut-être expliqué par le texte Métal publié dans le Bulletin de l’effort moderne en 1927 : « L’acier, cette matière si moderne et le rationalisme qui en commande l’emploi font que toutes les réalisations ont un air de famille. Est-ce à van der Rohe ou à Breuer ce tabouret ? Plagiat ? Non. Le rationalisme engendre un art collectif. À qui le cubisme ? À qui le carré néo-plastique ? À qui le tube d’acier nickelé ? À personne et à tous. L’originalité du siège à tube métallique, elle ne pourra résider que dans les qualités de souplesse de ce siège, et dans son arabesque qui ne doit plus être qu’un moyen pour atteindre le but précis qu’on se propose. » Aller jusqu’au bout de l’effacement, Del Marle n’avait pu y parvenir, ou ne l’avait pas voulu.
L’élan de sa pensée, la chaleur de son enthousiasme, concrétisés dans les livraisons de la revue dont il a assumé la direction artistique, ont néanmoins pu entraîner quelques artistes : le premier d’entre eux est Jean Gorin, qui sut développer une œuvre fidèle à l’idéal néoplastique autant que « prolétarien » et qui devait à son tour contribuer à redonner l’élan du constructeur à Del Marle pour des projets de polychromies architecturales au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ensemble avec le peintre Servanes, ils allaient se revoir en 1949 à Paris, au Café de la Boule d’Or, pour créer le Groupe Espace, avant que la mort de Del Marle n’en détourne l’impulsion pour une autre histoire.
« Le groupe Vouloir Lille 1925 » se tient du 6 mars au 6 juin, tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h. Plein tarif : 7 euros ; tarif réduit : 3,5 euros. LE CATEAU-CAMBRÉSIS (59), musée départemental Matisse, palais Fénelon, tél. 03 27 84 64 50, www.cg59.fr/matisse
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Le groupe Vouloir
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°558 du 1 mai 2004, avec le titre suivant : Le groupe Vouloir