Raffinée et minutieuse, la miniature moghole illustre les événements de la vie de la cour. Elle offre également une glorification de l’autorité des Grands Moghols. Amour de l’autre, amour du divin, pouvoir, voilà les thèmes récurrents à cette peinture qu’aborde l’exposition au musée des Arts asiatiques de Nice.
Tana shâh. Le « roi du goût ». C’est ainsi que ses sujets surnommaient le sultan Abu’l Hasan Qutb Shâh, monté sur le trône de Golconde, royauté du Sud de l’Inde, en 1672. Et, en vérité, c’est bien la qualité que suggère son portrait, merveilleuse miniature à la gouache rehaussée d’or, qui ouvre l’exposition « Pouvoir et désir », présentée cet hiver au musée des Arts asiatiques de Nice. Le souverain, colosse barbu dont l’imposante stature fait irrésistiblement penser à Henri VIII, est campé au cœur d’un jardin idéal, une main sur la hanche, l’autre respirant avec délicatesse une fleur d’oranger (cf. p. 94). Nimbé de vert comme un empereur, cet esthète protecteur des arts et de la littérature, poète de talent, arbore un costume dont la richesse le dispute à la finesse, et si le pinceau décrit parfaitement le chatoiement doré du châle, il laisse aussi deviner l’arachnéenne légèreté de la jupe de mousseline qui couvre le pantalon rayé de carmin. Et bien qu’Abu’l Hasan Qutb Shâh ne fût pas moghol, l’art de ce portrait révèle néanmoins l’essentiel : l’extrême raffinement des cours indiennes du XVIIe siècle, qu’elles soient musulmanes ou hindoues, expression d’un syncrétisme religieux et culturel exceptionnel.
Le mérite de cette harmonie qui favorisa la floraison des arts, certainement, revient à Akbar le Grand (1556-1605), troisième empereur moghol, petit-fils de ce Bâbur lui-même descendant de Tamerlan et Genghis Khân et qui fonda l’empire moghol des princes timourides en s’emparant du sultanat de Delhi en 1526. Souverain éclairé, rompu aux subtilités persanes, Akbar encouragea l’esprit de tolérance et l’équilibre entre les deux traditions, musulmane et hindoue, considérant, dans un siècle où les guerres de religion faisaient rage en Europe, que « la compassion divine s’étendait à toutes les formes de croyances ». Ce temps, certes fort court, de l’harmonie (il devait être rompu dès 1658 par la tyrannie fanatique d’un autre Grand Moghol, Aurangzeb) explique, à n’en pas douter, l’aura qui est accordée dans l’histoire à l’empire moghol, véritablement celle d’une étoile filante.
Une telle intelligence ne pouvait faire l’économie d’une réflexion sur la nature et la pérennité du pouvoir politique, en particulier pour le souverain musulman d’un empire hindouiste conquis de fraîche date, et Akbar initia très vite l’illustration des événements de la vie de la cour et la glorification par l’image de sa propre personne et de l’ordre qu’il souhaitait promouvoir. La structure de l’exposition a donc été directement inspirée des préoccupations récurrentes des souverains moghols et s’articule autour de trois thèmes en liaison étroite avec elles : le pouvoir, l’amour de l’autre et l’amour du divin.
La première partie s’attache donc à la célébration du politique et, passé le premier sentiment
d’admiration pour la sophistication des dessins et des compositions, on s’étonne de la dualité qui se manifeste entre l’extraordinaire foisonnement de couleurs, de formes, de détails (on saisit clairement que, pour l’artiste, la réalité de la représentation tient sans hésitation dans l’infinie précision de ces détails, dans leur multiplicité) et le caractère univoque du message adressé, celui d’un ordre incontestable. Qu’il s’agisse d’audiences, les fameux durbâr, comme cette charmante scène où l’empereur Jahângîr reçoit ses courtisans et assiste à un spectacle de danse sous les frondaisons des jardins de Shahrârâ, à Kaboul, ou d’un retour de chasse d’Akbar, la gloire du souverain s’étale sans ambages. Le faste est au service de l’ordre. Auréolé du nimbe divin, le monarque est assis et paré de joyaux, légèrement plus grand que les autres participants qui se tiennent autour du trône dans leurs habits d’apparat selon un ordre rigoureusement défini par l’étiquette.
L’humour, pourtant, n’est jamais vraiment absent de ces images codifiées. Les danseurs tournent sur eux-mêmes en riant dans leur barbe, et l’artiste n’a pas oublié de montrer, au cœur d’une chasse dont on imagine le tintamarre désordonné, entre cavaliers, porteurs de faucons et rabatteurs à dos d’éléphant, un palanquin qui emporte un guépard apprivoisé reposant sous une couverture pourpre. Le roi incarne les forces de la civilisation protégeant ses vassaux de la barbarie animale, mais la solennité du message n’exclut pas la démonstration des débordements de la vie.
Et justement l’allégresse du style est d’autant plus sollicitée lorsqu’il s’agit d’évoquer les égarements de l’amour. Passion et désir, dépit amoureux, duplicité des sentiments ou exaltation des âmes… les amants sont les acteurs presque malgré eux du shringarâ rasa, le sentiment érotique, communément nommé rasarâja : roi des rasa, ce qui en dit long sur la place qui lui est accordé. On croit entendre les rires et les bavardages des femmes aux costumes chamarrés et aux ongles peints qu’on voit se prélassant sur la terrasse d’un palais, petite société recluse dans son harem.
On observe avec enchantement l’amant qui épie sa belle à sa toilette, à travers une persienne, tandis que celle-ci devine sa présence dans son miroir. Le dieu Krishna, lui aussi, regardait à la dérobée sa bien-aimée Râdhâ la bouvière, avec laquelle il entretenait des amours complexes et mouvementées. Aussi tumultueuses que les pérégrinations de l’âme à la recherche éternelle de l’Unique, un rapprochement compréhensible pour tous. L’amour profane n’est en effet qu’une allégorie de la quête de l’âme pour son origine divine. Et l’amour du divin enseigne l’amour du souverain. L’ordre spirituel n’exclut cependant pas la sensualité.
Une sensualité toujours mise à l’honneur à travers la minutie du dessin et la richesse des couleurs des miniatures indiennes. Depuis l’apparition du papier en Inde au viiie siècle, le support pouvait être de fibres végétales (lin, chanvre, bambou, jute ou coton), plus rarement de soie. Pour devenir apte à la calligraphie et à l’écriture, il était longuement travaillé, pressé, séché puis empesé à la bouillie de riz, à la gomme adragante ou au jus de tamarin. Lustré à la pierre d’agate ou de jade, il pouvait être semé d’or. Le chapitre des couleurs, pigments mélangés à la gomme arabique, est un bonheur ineffable. Leur application était laissée à des artistes distincts des dessinateurs. Si le rouge laque provient des secrétions d’une larve des tamariniers, le bleu est obtenu à partir du lapis-lazuli ou de l’indigotier et le jaune orpiment, à partir de concrétion d’urine de vache nourrie de feuilles de manguiers. Plus poétique, l’ocre est importée de l’île d’Hormuz. Dernier acte de ce lent et muet face-à-face de l’artiste avec son illustration de la nature sacrée : le polissage de la miniature avec un morceau de jade ou d’ivoire. Ce doux mouvement qui exige une maîtrise certaine donnera à l’image l’éclat à la fois transparent et profond, semblable à l’émail, qui nous émeut aujourd’hui.
Le musée des Arts asiatiques des Alpes-Maritimes, fondé à l’initiative du Conseil général des Alpes-maritimes, s’est ouvert au public en octobre 1998. À cet effet, un bâtiment surprenant a été commandé à l’architecte japonais Kenzo Tange : formé d’une salle ronde centrale à laquelle se rattachent des pavillons annexes (dont l’un est dédié à la cérémonie du thé), tout de blanc revêtu, le musée reflète ses lignes minimalistes dans un lac artificiel où il est immergé. Un parc floral l’entoure où les bambous conversent avec les roses de Chine. On reste frappé de l’atmosphère de sérénité et de dépouillement qui règne en ces lieux et qui s’exerce certainement en continuité avec l’esprit des collections. Initialement, celles-ci étaient constituées de prêts et de dépots, accordés par des institutions nationales comme le musée Guimet. Très vite, une politique soutenue d’acquisitions a pris la relève et, grâce aux dotations du Conseil général, une collection permanente est désormais en place. L’année 2002 a ainsi vu entrer au musée, entre autres, un Bodhisattva Kannon à onze têtes japonais de la fin du XIIe siècle et une très émouvante estampe d’Utamaro, Portrait de Yatsuyama Hiranoya (1795-1796), issue de la collection Bérès dispersée chez Sotheby’s. On préfère ici acquérir quelques chefs-d’œuvre plutôt que des objets s’insérant dans des séries. « Il ne s’agit pas pour nous de recréer ici un petit Guimet, qui a derrière lui un siècle d’acquisitions, souligne Marie-Pierre Foissy-Aufrère, conservatrice du musée, mais bien, à partir d’œuvres emblématiques de donner une introduction aux cultures asiatiques, d’ouvrir à un esprit, un sentiment de l’art asiatique dans un lieu méditatif, rebelle par essence à l’accumulation. Le musée a été créé ex nihilo, on peut se permettre d’aborder son domaine à travers des chefs-d’œuvre. » Une démarche qui prend en compte le design, puisque quelques pièces contemporaines venues du Japon sont montrées, et aussi l’art de vivre : avec la volonté de solliciter tous les sens, le musée des Arts asiatiques s’est ouvert aux arts éphémères et propose des démonstrations de calligraphie chinoise ou d’ikebana (art floral traditionnel japonais).
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le faste et l’ordre
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Elle rassemble 67 miniatures indiennes appartenant toutes à la collection léguée par Edwin Binney 3rd au San Diego Museum of Art, collection riche de 1 450 œuvres et considérée comme la plus importante réunion de miniatures indiennes des États-Unis. Celles prêtées au musée des Arts asiatiques de Nice témoignent du faste des cours moghole et râjpoute, ainsi que de celles du Deccan et du Pahârî entre le XVIe et le XIXe siècle. Au milieu de ces images, et parfois en regard des scènes qu’elles représentent, on a disposé quelques éléments d’architecture et de mobilier acquis en 1998 par le musée ainsi que des prêts importants d’objets de cour consentis par le Victoria and Albert Museum à Londres et le musée Guimet à Paris ; on peut ainsi admirer un très beau jali ou écran de grès ajouré, les pieds en ivoire sculpté d’un trône royal de Mysore, un très mystérieux châdar ou élément de cascatelle en marbre identique à celui qui charme les oreilles de l’empereur Jahângîr, sur l’illustration d’un manuscrit moghol de 1610. « Pouvoir et désir, miniatures indiennes de la collection Edwin Binney 3rd du San Diego Museum of Art », musée des Arts asiatiques, 405, promenade des Anglais, Arénas, 06200 Nice, tél. 04 92 29 37 00. Jusqu’au 24 février. Tous les jours sauf le mardi, de 10 h à 17 h. Tarif : 5,35 euros.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°544 du 1 février 2003, avec le titre suivant : Le faste et l’ordre