Consacrée aux dernières années de la vie de Caravage, l’exposition présentée successivement à Naples et à Londres témoigne de la profonde révolution picturale qu’ont occasionnée ses œuvres. Regard attardé sur l’une d’elles.
Nous sommes en l’an 27 ou 28 de notre ère. Sur la terrasse de son palais, Hérode Antipas, le roitelet dépravé et incestueux de Galilée, fête son anniversaire. Entouré de son épouse, la redoutable Hérodiade, de ses eunuques, de sa soldatesque et de danseuses lascives, le roi qui trône au beau milieu d’une cour tout aussi déliquescente que lui festoie et s’enivre. Alors apparaît Salomé, la fille d’Hérodiade. Blanche et virginale comme la lune, elle se met à danser devant le roi, son beau-père. Elle lui plaît tant qu’en remerciement, il s’engage par serment à lui donner ce qu’elle demandera. Poussée par sa mère, Salomé réclame qu’on lui apporte sur un plat la tête de Jean le Baptiste. Le roi envoie un garde exécuter le vœu de la jeune fille. Celui-ci revient, une épée à la main, et tend le plat à Salomé qui s’en saisit tout en détournant le regard. Hérodiade se tient derrière sa fille, tandis que le bourreau soulève la tête décapitée.
D’un côté le bourreau, de l’autre les commanditaires et leur victime : intitulé Salomé reçoit la tête de saint Jean-Baptiste, le tableau de Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit le Caravage (1571-1610), conservé à la National Gallery de Londres, compte parmi les œuvres des trois dernières années de sa vie. Vraisemblablement exécuté lors du séjour du peintre à Naples, entre 1609 et 1610, il est caractéristique du style que celui-ci a élaboré à Rome à Saint-Louis des Français et que l’historien d’art Lionello Venturi a parfaitement formulé dans son excellente étude sur Caravage : « Quand nous regardons la Vocation de saint Mathieu nous apercevons qu’un fait nouveau a eu lieu, quelque chose a changé l’art de Michelange de Caravage. Une manière nouvelle de subordonner chaque image à l’effet général de lumière et d’ombre est évidente, et puisque cette manière est essentielle à toutes ses œuvres suivantes, on en peut déduire que la période des recherches est terminée et que le style de l’artiste est parfaitement réalisé » (Lionello Venturi, Il Caravaggio, 1951). Plus que l’image, c’est le sujet lui-même que l’artiste subordonne à ce goût appuyé de la mise en scène, lequel règle chacune de ses compositions dans les dix dernières années de sa carrière.
L’artiste opère en scénographe
Exécutée sur une toile de grand format, l’œuvre peinte à l’huile de Caravage place les trois protagonistes de la scène du Nouveau Testament dans un rapport de puissante réalité. Pour accentuer celle-ci, le peintre les représente en buste, saisis plein cadre, à l’échelle 1, comme s’ils apparaissaient au travers d’une fenêtre sur un fond uniformément sombre, leurs visages savamment éclairés et disposés comme en éventail à partir de la tête de Jean le Baptiste. L’artiste opère en scénographe, invitant le regard du spectateur à circuler dans l’espace du tableau selon un programme narratif très précis. Celui-ci le conduit tout d’abord de la tête du saint à celle de son bourreau en longeant le raccourci diagonal de son bras tendu pour découvrir ensuite son visage à moitié éclairé, mis en valeur par les zones d’ombre qui l’entourent. De là, le regard glisse sur le côté gauche du tableau pour rejoindre, à même hauteur, le visage des deux femmes : celui d’Hérodiade, tout d’abord, les yeux baissés, qui est à l’origine du drame et dont la tête légèrement inclinée apparaît par-dessus l’épaule de Salomé faisant exactement pendant à celle du bourreau ; le visage de Salomé, enfin, à gauche du tableau, abondamment éclairé, tourné vers l’extérieur comme si elle cherchait à fuir la réalité du spectacle dont elle est coupable. Afin de contenir notre regard à l’intérieur de cette scène, le Caravage oblige, pour finir, le spectateur à suivre le châle immaculé que porte la jeune femme et à descendre le regard vers le plat et la tête décapitée. Impossible ainsi de s’en sortir ; force est alors de parcourir derechef le champ iconique, quel que soit maintenant le sens ou l’ordre dans lequel on le fait, afin d’en appréhender toute la force dramatique.
Ce qui frappe toutefois dans cette représentation du thème de Salomé, c’est que, comparée à tant d’autres qui suivront, elle n’a en fait rien de véritablement vénéneux, ni de violent. Elle est un simple arrêt sur une image construite et lumineuse, proche d’un instantané photographique, qui semble n’avoir d’autre objectif que d’illustrer sur le mode le plus réaliste qui soit le plan séquence d’une histoire qui s’achève de façon tragique. Aucune emphase, aucune grandiloquence, aucune ostentation, tout est ici au service d’un effet plastique, aucune qualité d’économie visuelle qui vise à la collusion absolue du sens et du signe. La tête coupée tenue en suspens au-dessus du plat, le bras musclé du bourreau qui la tient, les regards qui s’évitent et se défilent, la lumière qui fige les expressions, le jeu de clair-obscur qui gouverne l’ensemble de la composition, la Salomé de Caravage procède d’une extrême rigueur et d’un parti pris de distanciation qui place le peintre en position d’observateur objectif. Si le traitement d’un tel thème paraît chez lui prendre ainsi une dimension de vécu, c’est que l’artiste employait pour modèles des gens ordinaires et qu’il en captait les expressions et les gestes les plus familiers.
Alors que la façon dont le Caravage aborde ici son sujet peut surprendre par l’emploi d’un certain statisme, la seconde version – la Salomé de 1609-1610 du Palacio Real à Madrid – qu’il en donnera par la suite retrouve les accentuations dynamiques qui lui sont chères et ce jeu de déséquilibre de la composition qui manque quelque peu au tableau londonien. Il n’en reste pas moins qu’il est un exemple achevé de l’art du maître et de l’influence qu’il a pu exercer sur les générations suivantes. Notamment ce luminisme qui lui appartient où « la lumière, enfin, loin d’être asservie à la définition plastique des corps sur lesquels elle tombe, devient elle-même avec l’ombre qui la suit, arbitre de
l’existence de ces corps », comme l’a justement noté Roberto Longhi (Quesiti caravaggeschi, Pinacoteco, 1928-1929).
« Caravaggio : l’ultimo tempo, 1606-1610 » se tient jusqu’au 23 janvier, tous les jours de 9 h à 19 h 30, fermé le lundi. Tarifs : 10 et 7,5 euros. NAPLES, Museo nazionale di Capodimonte, via Miano, 2, tél. 0817 499 111, www.caravaggioultimotempo.it. « Caravaggio : the final years » aura lieu du 23 février au 22 mai, tous les jours de 10 à 18 h, le mercredi à 21 h. Tarifs : 7,5, 6,5 et 3 livres (soit environ 10, 9 et 4,5 euros). LONDRES, National Gallery, Sainsbury Wing, tél. 020 77 47 2885, www.nationalgallery.org.uk
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Le Caravage
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Le Caravage