Ours géants, caribous réduits à errer sous forme d’esprits, déesse des eaux nageant avec les poissons, chamane en pleine transformation : l’univers symbolique et légendaire des Inuit, peuplé d’êtres surhumains et d’animaux fabuleux, perdure dans leur sculpture contemporaine.
À la question fréquemment posée par un Occident quelque peu désabusé, « l’art est-il utile ? », le peuple Inuit a, depuis des siècles, répondu par l’affirmative. Voyez plutôt : avec ses trente-trois kilogrammes, l’ours de serpentinite sculpté par Nuna Parr, artiste de Cape Dorset, sur l’île de Baffin, adopte une rondeur débonnaire. On ne saurait trop recommander de ne pas s’y fier. Si les sculpteurs d’ours s’attachent à saisir les formes, les attitudes, et finalement, l’âme de ce seigneur des deux mondes – aussi à l’aise sur la terre que dans l’eau –, c’est aussi pour mieux le chasser. Celui qui comprend la forme, saisit l’être, et un sculpteur de talent s’accompagne bien souvent d’un chasseur de renom. En retour, il convient d’être averti : pour protéger la survie de son espèce, l’animal n’hésitera pas à se venger de l’homme qui l’a trop bien percé à jour. L’artiste poursuit de grands bonheurs mais s’expose à de grands risques...
C’est une des malicieuses leçons que prodigue l’exposition « Inuit », au Muséum d’histoire naturelle de Lyon, mais ce n’est pas la seule. Au fil des œuvres exposées, on découvre, chez ces habitants du Grand Nord, un rapport au monde modelé par un sens du partage assez rare sur notre chère planète. Les Inuit occupent un territoire immense qui va du Groenland à l’Alaska, et qui est traversé par le cercle polaire. Au nombre de quarante mille, leur population s’exprime selon des vocables différents, mais se rassemble dans un faisceau de mêmes valeurs identitaires : respect du système de parenté, notamment des aînés, respect de l’environnement et du règne animal, sens de la compassion et de la solidarité...
Ce sont ces choix fondateurs qui inspirent leur sculpture et jamais art aux formes si simples n’a recelé de si complexes implications. Ainsi, l’homme inuit existe-t-il fondamentalement en fonction de sa famille. Il est « ila », autrement dit, la « partie d’un tout » et le vocabulaire est riche pour préciser dans quel « tout » on évolue à chaque moment de sa vie, y compris en liaison avec une parenté de défunts qui lèguent à l’individu vivant leurs qualités et... leurs défauts. On retiendra aussi cette merveilleuse disposition qui permet à celui qui traverse une mauvaise période de se choisir un nouveau nom parmi ceux de ses aïeux et de commencer ainsi une nouvelle vie. On ne sera donc pas étonné de la force avec laquelle est représentée la famille : couples mère-enfant occupés à la préparation de nourriture ou de vêtements, ou simplement accolés comme s’ils ne formaient qu’un être ; scènes d’oumiak (sorte de grand canoë) transportant des pêcheurs, ou encore cette sobre et bouleversante composition en basalte et bois de caribou, qui relate un épisode tragique de l’histoire du peuple inuit, la migration vers Baker Lake, en 1955, lorsque sévissait la famine. Les parents marchent à côté des enfants assis dans le traîneau et le petit groupe désemparé est guidé par un chamane, sous la forme d’un chien à deux têtes. D’ailleurs, et quoique l’humour soit une composante essentielle des relations des Inuit – L’Ours dansant de Shorty Killiltee ou le groupe familial grimaçant un sourire de Luke Taqqaugaq sont absolument irrésistibles de drôlerie –, la douleur rôde également de façon constante dans un monde où la nuit polaire occupe la moitié de l’année et où l’alcoolisme et le suicide exercent leurs ravages. Le terrible Autodestruction taillé dans l’os et la pierre par Manasie Akpaliapik nous le rappelle violemment. Le visage inachevé, tordu par le désespoir, laisse échapper une petite âme dont on ne sait si elle ira rejoindre un autre être humain ou un animal. Car, loin d’être considérés comme des êtres inférieurs, les animaux sont pensés par l’imaginaire inuit comme les compagnons indissociables de l’homme. Sous la fourrure de l’ours ou du renard peut se cacher l’âme d’un ancêtre ou d’un ami. Longtemps, les mammifères marins ou terrestres, phoques, caribous, ou autres gibiers, ont été la seule source d’alimentation d’une société vivant en autarcie. Comment ne pas respecter ce dont vous dépendez ? La légende veut d’ailleurs qu’ils aient été créés par le désir des hommes, aux origines du monde. Il serait absurde de penser qu’on domine l’ours quand son ingéniosité à la chasse aux phoques a maintes fois servi d’enseignement aux chasseurs. Il est ridicule et dangereux aussi de tuer sans rapport avec ses besoins quand le rythme très mobile des espèces animales a décidé de la structure nomade de la société inuit. On reconnaît donc depuis toujours à l’animal une conscience propre et une autonomie : impossible de le capturer s’il n’est pas consentant. Et impossible, pourrait-on ajouter, de sculpter son image si on ne le respecte pas. Si le chamane voit le monde des esprits, l’artiste du Grand Nord voit aussi au-delà des apparences. La pierre ou l’os renferment un sujet caché qu’il faut libérer. Il suffit d’enlever tout ce qui n’est pas ours ou morse ou eider...
Cette dimension quasi magique perdure certainement chez les artistes contemporains. On sait qu’au début de la révolution industrielle, les baleiniers d’Europe et d’Amérique se livrèrent au troc avec les Inuit, échangeant des sculptures en ivoire de morse contre des produits manufacturés. La sédentarisation survenue après 1945 fut, à son tour, un encouragement à la production artistique. La matière restait locale : serpentinite, basalte, stéatite, pyroxène, os de cétacés ou de caribou, bois du même animal. Les outils sont aujourd’hui plus sophistiqués. Mais à voir ces êtres de légende, Esprit du poisson, Ours à deux têtes ou Oiseau enlevant une femme, formes simples mais profondément empreintes de l’esprit d’osmose qui unit les Inuit à la nature, on a le sentiment très vif que le rituel qui entourait les chasseurs et le caractère magique de leur quête ont été légués aux artistes. Une œuvre, surtout, matérialise cette intuition fugace. Sculpté en 1994 par Jolly Aningmiug, Rêve de voyage montre un chasseur-chamane vêtu en femme, agrippé aux bois d’un caribou lancé en pleine course. Ce duo impossible a surgi du néant, l’homme allongé sur le dos de l’animal semble dormir : ces deux compagnons-là poursuivent, jusqu’au monde des esprits et depuis la nuit des temps, l’alliance rêvée du peuple inuit et de cette terre désolée qu’on nomme le Grand Nord.
Elle rassemble près de 150 pièces – sculptures et objets – conservées, pour la plupart, au musée d’Art inuit Brousseau à Québec. En les accueillant, le Muséum d’histoire naturelle de Lyon préfigure sa nouvelle identité qui sera, à partir de 2004, celle du musée des Cultures du Monde. La muséographie est très évocatrice. Le premier espace consiste en un sas d’immersion où souffle le vent du cercle Arctique. Puis les notions de géographie, de climat, d’histoire sont abordées. Enfin, les œuvres sont exposées selon des espaces thématiques : liens de société, connivence avec le règne animal, position des chamanes, production contemporaine. « Inuit », Muséum d’histoire naturelle de Lyon, 28 boulevard des Belges VIe, tél. 04 72 69 05 00. Jusqu’au 18 mai. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h, fermé le 1er mai. Tarif : 2,30 euros. Gratuit pour les moins de 18 ans et le jeudi pour tous.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’art magique des Inuit
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : L’art magique des Inuit