De l’apparente confusion des cabinets de curiosités de la Renaissance jusqu’aux galeries d’art contemporain où la tendance est fréquemment à l’épuration visuelle, l’art d’exposer poursuit une perpétuelle évolution.
Qu’aurait dit le visiteur d’aujourd’hui, habitué aux salles d’exposition sagement ordonnées, devant celles des Salons du XIXe siècle aux murs surchargés ? Comment aurait-il réagi face aux provocants accrochages dada où certaines œuvres se chevauchaient tandis que d’autres étaient installées au plafond (ill. 5) ? L’art d’exposer et l’œuvre d’art étant étroitement liés, les modes d’expositions se sont naturellement adaptés à l’évolution du statut de l’objet. À l’heure où les accrochages privilégient bien souvent la mise en valeur de l’objet et le confort pour l’apprécier, voici une petite histoire de l’art d’exposer.
Les cabinets de curiosités : un désordre scientifique
Sous leur apparent désordre, les cabinets de curiosités, du XVIe au XVIIIe siècle, se voulaient avant tout le miroir de la complexité de l’univers. Reflétant l’appétit de connaissances de l’amateur, ces collections hétérogènes rassemblaient une kyrielle d’objets aux provenances diverses et censés proposer un modèle réduit du chaos universel. Différenciant les productions humaines – « artificialia » – des productions de la nature – « naturalia » –, ces collections étaient agencées de manière à ce que l’ensemble devienne une illustration du monde et de sa diversité. Ainsi, le père Claude Du Molinet, chargé de la bibliothèque de l’abbaye Sainte-Geneviève, créa-t-il un cabinet (ill. 2) « qui pusse servir aux Belles Lettres […], aux Sciences, aux Mathématiques, à l’Astronomie, à l’Optique, à la Géométrie et surtout à l’Histoire, soit naturelle, soit antique, soit moderne ». Bizarreries de la nature (animaux rares empaillés, coquillages, fossiles,…), réalisations humaines (antiquités, tableaux, mobiliers, livres,…), et tout autre objet rare sur lesquels s’était attardé l’intérêt de Du Molinet, voisinaient dans la même pièce dans un savant désordre.
Ces cabinets devenaient donc, sous couvert scientifique, des lieux d’expositions où le curieux accumulait, en des rapprochements pour le moins hasardeux, tout objet présentant un intérêt visuel. L’apparition et le développement des expositions publiques vont progressivement faire évoluer ces pratiques de présentation.
L’institution du Salon
La création en 1667 par Colbert des expositions périodiques dites du « Salon » est une étape importante. D’abord réservé aux membres de l’Académie royale de peinture et sculpture, le Salon – ainsi nommé car se tenant dans le Salon carré du Louvre – ne sera ouvert à tous qu’à partir de la Révolution. En deux siècles, il va s’imposer comme l’événement le plus important de la vie culturelle française.
Censé centraliser en un lieu et une période précise l’essentiel de l’activité artistique, le Salon est contraint de présenter un nombre important d’œuvres (ill. 3). Fatalement, la quantité prévaut sur la qualité de présentation. Ainsi, en 1767, les rangées de tableaux se succèdent-elles sur les murs ; installées sur des draps verts, les toiles sont exposées de manière peu aérée tandis que les gravures sont placées dans les embrasures et les sculptures sur des tables. On y voit, explique Sébastien Mercier un chroniqueur de l’époque, dans son Tableau de Paris, « des tableaux de dix-huit pieds de long qui montent dans la voûte spacieuse et des miniatures larges comme le pouce, à hauteur d’appui. Le sacré, le profane, le pathétique, le grotesque, tous les sujets historiques et fabuleux y sont traités et pêle-mêle arrangés ; c’est la confusion même. Les spectateurs ne sont pas plus bigarrés que les objets qu’ils contemplent ». Les choses n’évoluent guère au XIXe siècle. Plusieurs milliers d’œuvres sont exposées à chaque nouvelle édition du Salon. Ainsi, en 1848 – année où il n’y eut pas de jury –, on dénombra près de cinq mille œuvres. Aujourd’hui, les expositions du Grand Palais rassemblent rarement plus de quatre cents pièces… Dans cette concentration de tableaux mal ordonnés, le souci majeur du peintre admis au Salon reste de voir sa toile convenablement exposée ; la consécration étant d’exposer à hauteur d’homme, sur la cimaise.
Le xxe siècle et sa diversité
La seconde moitié du XIXe siècle voit une perte d’influence progressive du Salon au profit d’expositions autonomes. Salons indépendants et galeries privées se développent en France, proposant dans un cadre plus intime les artistes prometteurs. La relation entre qualité et quantité y est fortement remise en cause.
À l’étranger, des mouvements similaires émergent. C’est ainsi que dans les années 1890, des mouvements d’avant-garde voient le jour. Parmi eux figure la Sécession viennoise, créée en 1898
et dont l’exposition de 1902 en l’honneur du Beethoven de Max Klinger (ill. 4) est significative d’une évolution dans la conception de l’art d’exposer. Événement artistique unique et éphémère – l’ancêtre du happening ? –, cette exposition, installée dans le pavillon de la Sécession, fut entièrement aménagée par Josef Hoffmann afin de glorifier la statue de Klinger – ce Zeus moderne placé pour l’occasion dans la salle principale. La disposition générale devait compléter et préparer le centre de l’événement. Aussi, l’espace était-il organisé de façon à ce que le regard circule librement et tombe sans gêne sur le Beethoven. Les nefs latérales, par leur iconographie et leur agencement, allaient dans ce sens : les créations de Klimt – la fameuse Frise Beethoven –, Roller, Auchentaller, Böhm, Luksch et Andri furent présentées afin de célébrer l’œuvre centrale. Le circuit et la mise en scène étaient donc réfléchis, l’ensemble de l’exposition devenant une œuvre en soi, une symphonie globale, illustration d’une correspondance entre les arts, cette fameuse synesthésie.
Cette exposition, par sa volonté de faire table rase des principes « classiques » de l’exposition, donnera le ton au xxe siècle, ponctué de manifestations novatrices. Ainsi, en 1915, l’exposition futuriste « 0,10 » organisée à Petrograd présenta – outre les peintures suprématistes entièrement abstraites de Malévitch – les reliefs muraux de Vladimir Tatlin qui, fixés aux parois par des câbles métalliques, produisaient un effet de flottement. Certaines œuvres, comme le célèbre Contre-Relief d’angle, étaient installées dans des coins de salles.
Cinq ans plus tard, la première messe dada internationale de Berlin privilégia un accrochage singulier reflétant l’esprit non conventionnel du groupe (ill. 5). Des pancartes ponctuaient les murs en proclamant l’essence dada : « Dada est politique », « Dada est à la portée de chacun », « À bas l’art – À bas la spiritualité bourgeoise »… Entre ces axiomes figuraient, des plinthes jusqu’au plafond et de manière peu cohérente, les différentes créations dada. La provocation était le mot d’ordre.
Art of this Century : l’exposition au détriment de l’œuvre
Après les groupes d’avant-garde, c’est au tour des galeries d’innover. Art of this Century, musée et galerie à la fois, fut ouvert par Peggy Guggenheim à Manhattan durant l’automne 1942. Pendant cinq ans, son rôle sera déterminant dans la promotion des avant-gardes. « La plupart des tableaux ne sont pas accrochés directement aux murs mais flottent au plafond, parfois […] en plein milieu de la pièce ; ils sont fixés par un ingénieux mécanisme qui permet au visiteur de les faire pivoter […]. Les cadres n’existent pas. » C’est en ces termes que le critique du New York Sun décrit l’exposition inaugurale de la galerie qui, par l’audace de son installation due à Frederick J. Kiesler, rencontra un véritable triomphe. L’agencement devint l’attraction en soi au détriment même des œuvres. Réunissant soixante-huit artistes et cent soixante et onze travaux en trois salles, cette exposition présentait les créations de manière totalement novatrice : les tableaux, sortis de leurs cadres, étaient exposés partout sauf sur les murs ; ceux-ci étaient concaves conférant aux salles un effet visuel des plus étranges ; certaines toiles étaient même suspendues au centre des salles et pouvaient être pivotées par le visiteur ; enfin l’éclairage était à variation programmée : la lumière s’éteignait et s’allumait cycliquement imposant un tempo dans l’observation des œuvres.
Cet événement, contribuant à la renommée de Peggy Guggenheim, fut à raison considéré comme « une révolution de la technique moderne de l’exposition […], réduisant à néant la théorie selon laquelle une visite de galerie réussie ne saurait aller sans des yeux qui pleurent, des pieds en compote et un dos brisé ». De même, si le musée Guggenheim de New York abrite depuis 1959 les collections de la fondation Salomon R. Guggenheim – l’oncle de Peggy –, le bâtiment de Frank Lloyd Wright, dont l’architecture circulaire révolutionne le schéma traditionnel du musée, va parfois jusqu’à handicaper la qualité de présentation des œuvres.
Le White Cube
Dans les années 1970, les artistes minimalistes américains, en réaction aux riches inventions de leurs prédécesseurs, définissent le concept du « White Cube » comme l’espace idéal d’exposition. D’une blancheur clinique, ce « cube blanc », comme l’indique son nom, est un local d’exposition épuré à l’extrême, dans le but d’apprécier de la manière la plus objective possible les propriétés plastiques de l’œuvre présentée. Aucun élément extérieur – architecture, décoration… – ne vient perturber l’observation de l’œuvre. Les détracteurs du White Cube lui ont souvent reproché cette austérité absolue lui conférant, plus que tout, un côté très pompeux : « L’absence d’artifice, ainsi conceptualisée, ne reste ni plus ni moins qu’un artifice. »
Le principe du White Cube est encore utilisé dans nombre d’expositions d’art contemporain où des espaces aseptisés aux murs blancs sont privilégiés. Dans un élan post-moderne, le marchand londonien Jay Jopling est ainsi allé jusqu’à baptiser sa galerie londonienne installée à Hoxton Square du nom de ce concept (ill. 1).
L’art d’exposer, suivant les méandres de l’histoire de l’art, peut revêtir bien des formes et l’œuvre d’art n’est pas toujours là où le visiteur l’attend (ill. 6). De nos jours, la plupart des expositions « grand public » privilégient un accrochage simple et didactique. Salles visuellement aérées, œuvres espacées, cartels explicatifs, éclairages travaillés… le confort du spectateur, au profit de la transmission du savoir, est recherché. Ce qui n’empêche pas certains de s’essayer à des expériences plus audacieuses tel le musée Boijmans Van Beunigen de Rotterdam qui, à travers des visites nocturnes « à la lampe de poche », propose une étonnante façon de redécouvrir ses collections. L’imagination des commissaires, conservateurs, galeristes et artistes n’a pas fini de renouveler l’art d’exposer.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’art d’exposer
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°571 du 1 juillet 2005, avec le titre suivant : L’art d’exposer