En plaçant Emmanuel Sougez au centre de l’exposition « Figures parfaites », le Musée de Grenoble a choisi de rendre un hommage particulier à celui qui fut sans doute l’un des principaux animateurs de la Nouvelle Vision photographique en France.
Tandis que se développaient en Allemagne et aux Etats-Unis des courants esthétiques qui allaient profondément remettre en question la pratique de la photo, un certain nombre d’artistes entamaient en France, dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, des démarches allant dans le même sens : celui d’une « photographie pure », débarrassée de ses fioritures pictorialistes et désireuse de cerner au plus près la réalité, tout en essayant d’en explorer la nature profonde. L’idée de modernité se situe au cœur de ces démarches, plus familières à nos yeux lorsqu’elles sont associées au Bauhaus et à la création d’outre-Rhin, notamment chez Laszlo Moholy-Nagy, Karl Blossfeldt, Albert Renger-Patzsch, Willy Zielke... Le futurisme italien avait déjà tenté, avec Marinetti ou Balla, de traduire la fascination engendrée par le progrès mécanique et son corollaire, la vitesse. Avec les acteurs de la Nouvelle Vision, la photographie propose une autre lecture du réel, refusant la subjectivité telle qu’elle est en train de se développer dans la peinture abstraite. Bien au contraire, il faut être objectif (idéale métaphore du matériel utilisé), interpréter sans artifices le monde contemporain et son essor technologique. Ainsi la photographie va-t-elle s’accepter enfin en tant que telle, et non plus en concurrente timide, voire esthétiquement soumise, de la peinture. Parmi les influences exercées sur la création française, il faut aussi bien rappeler celle, omniprésente, de Moholy-Nagy, bouleversant les techniques et les angles de prises de vues, que celle plus austère, mais tout aussi radicale dans sa simplicité, de Paul Strand. Grâce aux nombreuses revues, les idées circulent d’un groupe, d’un pays à l’autre. Les photographes voyagent aussi, confrontent leurs points de vue.
Une fille naturelle du futurisme
Le parcours de Germaine Krull est exemplaire de cette propagation des idées, glanées ici, mises en œuvre là. Cette fille naturelle du futurisme italien et du Bauhaus, animée du désir de rompre avec un académisme ancré dans les traditions picturales du XIXe siècle, revendique, tel un Renger-Patzsch, la beauté de la modernité exprimée à travers ses machines et leur potentiel de production d’énergie. L’empreinte allemande sur la Nouvelle Vision française est sans doute aussi perceptible dans les prises de vues désaxées d’un André Steiner ou celles d’un Maurice Tabard, célébrant une roue de Bugatti pour sa beauté même, et non comme le détail d’une automobile mythique. Dans ce contexte d’émulation et d’échange, l’œuvre et la personnalité d’Emmanuel Sougez n’en apparaissent que plus originales.
L’exposition « Figures parfaites » propose un certain nombre de ses nus, souvent réalisés avec le concours de la splendide Assia, modèle idéal de femme libre et bien dans sa peau, immortalisée par Nora Dumas, Ergy Landau, Dora Maar et tant d’autres figures de la photo de l’entre deux-guerres. Sougez avait alors coutume de dire : « On ne photographie pas un nu autrement que tout autre chose (...) Les mêmes conditions conviennent également à tous les sujets ». Ces conditions, nous les connaissons. Elles sont au centre des pratiques employées par les tenants de la photographie pure : un usage savant de la lumière, véritable prima materia de la création photographique, et des négatifs de la plus grande surface possible, afin d’obtenir un grain d’une remarquable finesse, capable de retenir les variations les plus infimes de la lumière sur le modèle. A cet effet, Sougez utilise le plus souvent une chambre 30 x 40, montée dans certains cas sur un escabeau élevé pour réduire l’effet pyramidal, obligeant le photographe à grimper sur une échelle pour actionner l’obturateur. Sa rigueur ascétique dans le travail et son souci de vérité contrastent avec le caractère enjoué de sa nature gasconne. Le rôle d’Emmanuel Sougez en tant que chef de file de ce mouvement est incontestable. Il trouve son origine en 1926, lorsqu’il fonde le service photo de l’Illustration. Publier dans cette revue constitue alors pour tout photographe une sorte d’adoubement. Le poste vaut à Sougez d’être à son tour sollicité pour faire partie d’importants jurys, tel celui de l’Exposition internationale de Photographie contemporaine au pavillon de Marsan en 1936. Il s’y trouve confronté à un flot de candidatures qui ébranlent ses convictions rigoristes : « La carence de la technique peut-elle être compensée par un apport d’art ? » s’interroge-t-il face à quelques démarches aventureuses. Une réflexion qui peut encore paraître tout à fait pertinente dans le contexte actuel de la création.
Les amateurs de flou pourchassés
La même année, Sougez devient l’un des membres les plus influents du groupe Le Rectangle, auquel succède après la guerre le fameux Groupe des XV, dont il sera la « cheville ouvrière ». On y pourchasse les amateurs de flou tout en exaltant, sans s’émouvoir de la contradiction, les « idées neuves, les angles nouveaux, l’originalité » (Daniel Masclet). Comme si, justement, le flou, cette délicate présence de la main instable, vivante, du photographe dans ses images, ne saurait être, lui aussi, original. Au sein du Groupe des XV vont apparaître les noms des grandes figures de la photo « qualité France » : Marcel Bovis, Robert Doisneau, Pierre Jahan, René-Jacques, Willy Ronis, François Tuefferd... Leurs modèles s’appellent Ansel Adams, Edward Weston, Imogen Cunningham, tous membres du groupe F-64, très actif entre 1932 et 1935. Sans doute le Groupe des XV, héritier des grands enthousiasmes d’avant-guerre, a-t-il eu par la suite du mal à s’adapter à une autre nouvelle vision, issue du formidable bouleversement esthétique orchestré par les directeurs artistiques de magazines de mode américains tels qu’Alexey Brodovitch ou Alexander Liebermann, et qui va révéler au monde les noms de Richard Avedon, Erwin Blumenfeld, Irving Penn, Jeanloup Sieff... Mais dans les années 30, les tenants français de la « photographie pure » se sentent encore proches de leurs homologues d’outre-Atlantique. Ils partagent la même attention à la lisibilité de l’image, préconisée par Weston et les membres de F-64, le même souci esthétique dans la restitution des gammes de gris, le même usage sophistiqué de la lumière, au prix de prouesses techniques telles que les temps de pose très allongés pour bénéficier de la profondeur de champ maximale offerte par l’ouverture minimale du diaphragme. Paradoxalement, c’est le travail publicitaire qui a le plus souvent permis aux photographes de la Nouvelle Vision d’exprimer leur souci de recherche graphique dans la plus grande liberté, malgré les contraintes de leur cahier des charges : rigueur formelle, séduction plastique, simplicité du message. Les cadrages serrés et la perfection technique des œuvres de Laure Albin-Guillot, Florence Henri, Roger Parry sont le résultat des exigences d’une activité dans les domaines de la publicité ou de la photo industrielle.
La beauté plastique de l’outil
Rappelons que la fameuse photo d’André Kertesz de la fourchette sur le rebord d’une assiette, vendue si cher récemment, fut d’abord utilisée dans une publicité pour un argentier. Kertesz est sans doute trop complexe pour être rattaché à la seule Nouvelle Vision, au contraire de son compatriote François Kollar. Son œuvre monumentale sur la France au travail, préfacée par Paul Valéry dans son édition de 1932, situe le rapport de l’homme avec la machine, souvent plus grande que lui (l’ouvrier serrant ses énormes boulons évoque irrésistiblement la figure de Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes), et pose la question du poids, du gigantisme des outils industriels. Chez Kollar, l’ouvrier n’est pas, comme dans le réalisme socialiste, le dominateur musculeux d’un monstre d’acier. On peut aussi se poser la question de ce qui l’intéresse davantage, de la fragilité humaine ou de l’imposant graphisme de la machine. Celui-ci a pu séduire Germaine Krull, puis Marcel Bovis, photographiant, en une sorte de manifeste moderniste, le pont transbordeur de Marseille, à la fin des années 20, ou bien René Zuber, exaltant le cœur de la machine, sa beauté plastique d’acier en mouvement et la fausse abstraction de ses formes en gros plan. Germaine Krull apparaît d’ailleurs souvent en rupture avec les conventions de son temps. Lorsqu’elle photographie des nus, par exemple, elle y adjoint des bas ou des gants, évocateurs d’un fétichisme à l’opposé de l’esprit naturaliste en vigueur chez Ergy Landau, Marcel Bovis ou Emmanuel Sougez.
Le mépris des conventions
La photo est alors un facteur de libération du regard, voire de libération tout court : c’est le temps des garçonnes, d’une liberté sexuelle affirmée dans le regard sensuel de ces femmes photographes sur d’autres femmes, modèles, beautés idéales et désirées. Elle affiche aussi son mépris des conventions lorsqu’elle réalise des nus masculins débarrassés de l’alibi du sport ou du naturisme, genres fort prisés dans les années 30 pour des motifs parfois troubles : la conception du surhomme n’y est-elle pas prédominante, y compris chez ceux que l’on ne saurait soupçonner de complaisance envers des idéologies douteuses ?
Au moins, chez la plupart de ces photographes, les rôles sont-ils clairement définis : le corps de l’homme y est vigoureux, tendu dans l’effort, parfois objet de désir, comme celui de Jean Marais vu par Raymond Voinquel. Tandis que celui de la femme s’épanouit en rondeurs, lisses et caressées par la lumière installée par Albin-Guillot, Sougez ou encore Man Ray, portraitiste et ami des plus belles femmes de son temps (Meret Oppenheim, Lee Miller, Nush Eluard). De son côté, Pierre Boucher parvient à évoquer son homonyme du XVIIIe siècle, tout en s’attachant à célébrer la séduction de formes généreuses par un savant usage de surimpressions, de photomontages, de solarisations et d’oppositions des matières. Jusqu’à ce Nu à Pampelonne, évidence triomphale de la beauté du corps féminin, dans sa représentation la plus sculpturale.
- GRENOBLE, Musée, jusqu’au 1er avril.
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La photo à l’état pur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°523 du 1 février 2001, avec le titre suivant : La photo à l’état pur