La folle vision de Bruegel

L'ŒIL

Le 1 juin 2001 - 1173 mots

Le Museum Boijmans Van Beuningen de Rotterdam présente l’un des aspects méconnus du plus populaire des peintres flamands : l’œuvre graphique de Pierre Bruegel l’ancien. Aux côtés de l’impressionnante Tour de Babel, ces esquisses de paysages montagneux ou ces scènes allégoriques reflètent un univers étrange, largement redevable à son compatriote Jérôme Bosch.

En 1604, l’historien hollandais Karel van Mander rapporte que « Bruegel, au cours de ses voyages, fit un nombre considérable de vues d’après nature, au point que l’on a pu dire de lui qu’en traversant les Alpes il avait avalé les monts et les rocs pour les vomir, à son retour, sur des toiles et des panneaux, tant il parvenait à rendre la nature avec fidélité ». Les voyages en question sont le Grand Tour (avant la lettre) que l’artiste, formé à Anvers, accomplit en 1552-54, passant par la France, la Suisse, séjournant à Rome et poussant jusqu’à Messine dans le sud de la Péninsule. Les vues d’après nature sont des dessins, les premières œuvres connues de l’artiste bien avant ses peintures, où il élabore une conception nouvelle du paysage qui s’illustrera dans de nombreux chefs-d’œuvre comme la Chute d’Icare ou la Tour de Babel. Exécutés, comme toujours chez Bruegel, à la plume et à l’encre, ce sont le plus souvent des vues panoramiques des Alpes, où l’artiste observe les structures complexes du paysage et note avec un soin méticuleux le moindre détail. Il conduit ainsi notre regard jusque dans les lointains les plus reculés. Mais l’espace entier baigne dans une luminosité radieuse. Avec toute la force et la fraîcheur de l’impression première, il recrée une sensation d’immensité vertigineuse et de plénitude absolue de l’étendue terrestre et place le spectateur dans la vision bouleversante d’un monde se déployant jusqu’au ciel. Le paysage n’est plus un morceau de nature, reconstitué de façon plus ou moins imaginaire, mais une vue concrète et détaillée sur l’infini. Les dessins de Bruegel sont généralement destinés à la gravure, bien que lui-même ait peu pratiqué cette technique : on ne connaît qu’une seule estampe réalisée de sa main, la Chasse au lapin sauvage. Dès son retour d’Italie, Bruegel livre à l’éditeur anversois Jérôme Cock une série de dessins de paysages, largement inspirés de ceux réalisés pendant son voyage, mais combinés à des éléments nouveaux (village flamand, troupeaux, personnages). Ces 12 Grands paysages, édités en 1555-58, marquent le début d’une longue collaboration entre les deux hommes. Bruegel fournit les dessins, Cock les grave lui-même ou les confie à des artistes talentueux tels que Pierre Van der Heyden ou Philippe Galle. De nombreux chefs-d’œuvre sont ainsi créés, à commencer par deux grands cycles, les Péchés capitaux et les Vertus, édités entre 1558 et 1560. Les dessins fournis par Bruegel sont extraordinairement achevés, jusque dans les moindres détails, les valeurs sont précisément définies et le graphisme net, par hachures et petits points, anticipe déjà le travail du graveur. L’organisation spatiale est d’une grande clarté : comme dans les paysages, la vue plongeante situe l’horizon très haut et dégage ainsi une aire très vaste où l’artiste déploie, autour d’une figure allégorique centrale, de multiples saynètes illustratives du thème. Ainsi la Luxure, se vautrant nue dans les bras d’un monstre, est-elle entourée d’épisodes voluptueux, sordides ou infamants : un couple de chiens copulant, le cortège d’un adultère conspué par une horde hurlante, un jardin des plaisirs, une moule géante abritant un couple enlacé... Dans la série des Péchés capitaux, comme dans plusieurs tableaux un peu postérieurs (La Chute des anges rebelles, Margot l’Enragée ou Le Triomphe de la mort), Bruegel apparaît comme le génial continuateur de Jérôme Bosch. Il reprend les inventions délirantes, les créatures infernales, hybrides et pullulantes, les architectures de rêve qu’affectionnait le maître de Bois-le-Duc. Le cycle des sept Vertus, en revanche, ne fait pas appel au surnaturel, mais aux activités humaines. Autour de la Foi, les fidèles écoutent un sermon, se marient, communient, se confessent ; l’Espérance soutient ceux que le sort a frappé (naufrage, incendie, prison) ; la Prudence gouverne la vie des paysans prévoyants : on sale la viande et on fait des conserves pour l’hiver, on engrange le blé, on consolide une maison.

Une critique de la folie des hommes
Les deux cycles se répondent selon une vision moralisatrice, énoncée en leur temps par Sebastian Brant dans sa Nef des Fous, ou par Erasme, qui fustige les folies des hommes et prône l’organisation rationnelle de la vie matérielle et spirituelle. Par la clarté de la composition et de la narration, le recours à des références communes à tous (passages de la Bible, dictons, proverbes), Bruegel garantit la bonne lisibilité de l’image exigée par la gravure populaire à vocation édifiante. Mais ses œuvres frappent surtout par l’extraordinaire effet de réalité qu’elles produisent, le déploiement articulé de l’espace, l’animation des scènes, la justesse des attitudes et des plus infimes détails. En dehors de ces grandes suites, Bruegel réalisa encore de nombreux dessins pour la gravure, dans une veine satirique plus ou moins allégorique (Les gros poissons mangent les petits, L’Ane à l’école, L’Alchimiste), religieuse (Le Christ aux Limbes, La Résurrection) ou d’inspiration paysanne. L’étrangeté des Apiculteurs est d’autant plus fascinante qu’elle naît de la transcription scrupuleuse de la réalité. L’Eté, qui représente une scène paysanne, est un des sommets de l’œuvre. Par la beauté du paysage, la puissance des figures, où passe peut-être le souvenir des colosses de Michel-Ange vus à Rome, et surtout par le rythme grandiose qui transfigure l’ensemble, situant les actions humaines au sein de l’ordre cosmique, cette feuille rivalise avec les plus beaux tableaux de Bruegel.

Cheveux et barbe en bataille, le regard fixé sur l’œuvre qu’il est en train de peindre, celui-ci s’est représenté dans un célèbre dessin. Jamais la conscience orgueilleuse de son propre génie n’a donné au visage d’un créateur une expression plus impressionnante. Comme si ce titan était capable d’avaler, pour les restituer avec sa plume ou ses pinceaux, les monts et les rocs, les villes, les hommes et le monde dans sa totalité.

L’exposition

C’est la première rétrospective consacrée aux dessins de Bruegel depuis celle de Berlin en 1975. Sur les 61 dessins qui sont connus de lui, 57 sont montrés à Rotterdam, aux côtés de presque toute son œuvre graphique puisqu’on a choisi de montrer 55 estampes d’après l’œuvre de Pieter Bruegel. On y voit également le tableau La Tour de Babel et une salle consacrée à la vie à Anvers dans les années 1550-1575. L’exposition a été rendue possible grâce à une collaboration avec le Metropolitan Museum of Art de New York où elle sera ensuite présentée, du 24 septembre au 12 décembre. « Pierre Bruegel l’Ancien-Grand Maître en dessin », Museum Boijmans Van Beuningen, Museum Park 18-20, Rotterdam, 24 mai-5 août. Pour tout renseignement pratique : Office néerlandais du tourisme, 9, rue Scribe, 75009 Paris, tél. 01 43 12 34 20 ou www.Holland.com ou hollandinfo-FR@NTB.NL Horaires : du mardi au samedi de 10h à 17h et le dimanche, de 11h à 17h. Tarif : 40 FF. Billets en vente à la Fnac, tél. 08 92 684 694.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°527 du 1 juin 2001, avec le titre suivant : La folle vision de Bruegel

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