La Chine surgie des sables

L'ŒIL

Le 1 février 2001 - 1834 mots

En présentant un ensemble d’objets inédits issus des premières campagnes
de fouilles ouvertes en Chine aux étrangers depuis 1949, l’exposition « Keriya, mémoires d’un fleuve » à la Fondation EDF-Espace Electra apporte un éclairage nouveau sur l’histoire des cultures originales d’Asie centrale.

Taklamakan. Un nom qui claque comme une bannière d’épopée. Un désert immense en Asie centrale, au cœur d’un bassin d’anciennes oasis, le Tarim, que le temps et la désertification ont enseveli sous les sables. 35° le jour, - 15 la nuit, des vents de sable, des barrières de dunes qui peuvent atteindre 100 mètres de haut, et la silhouette, toujours actuelle, des caravanes de chameaux, le seul moyen de locomotion qu’autorise une région qui semble « à l’écart », du temps comme de l’espace contemporain.
Une image qui cadre mal avec celle de la Chine d’aujourd’hui. Nous sommes au Xinjiang, l’ancien Turkestan chinois, la province la plus occidentale du pays, celle qui jouxte au nord les républiques kazak, ouzbek, kirghiz et tadjik, et que bordent, en descendant vers le sud, l’Afghanistan, le Cachemire, le Pakistan, le Népal et l’Inde. Un pas de géant entre l’Inde, la Perse et la Chine, une zone de passage et d’échanges, souvent envahie, où nomades et sédentaires ont cohabité. De petits royaumes, d’une ou de plusieurs oasis, tantôt indépendants, tantôt soumis à tel ou tel conquérant, chinois, tibétain, turc ou arabe. La population actuelle reflète ce brassage. Chinois, bien sûr, mais aussi musulmans turcophones (Ouïgours, Kazaks, Kirghizs), Mongols, Tadjiks, Russes. Tous ne parlent pas le chinois, ils vivent de l’élevage pour l’essentiel et leur mode de vie s’apparente à un conservatoire de traditions locales séculaires. D’où l’intérêt des chercheurs chinois et étrangers pour cette entité où les premières cultures locales ont été préservées.
La chance de l’équipe du CNRS, la première à bénéficier de la levée de l’interdit des fouilles aux étrangers en Chine (qui s’est concrétisée par la création de la Mission archéologique franco-chinoise au Xinjiang en 1989, codirigée aujourd’hui par Corinne Debaine-Francfort, archéologue et sinologue, pour la France, et par Abdurassul Idriss, directeur de l’Institut d’Archéologie du Xinjiang, pour la Chine), cette chance vient de loin. Du patient réseau de contacts personnels, puis de collaborations intellectuelles régulières, tissé à partir de 1984 avec cet institut par l’unité Archéologie de l’Asie centrale du CNRS. Ses études sur le lien entre évolution des peuplements et désertification conduites en Asie centrale occidentale intéressaient les autorités chinoises au Taklamakan.

Sur la Route de la Soie
Le choix des sites a été décidé d’un commun accord : la vallée du fleuve Keriya, dont certaines oasis sur les deltas anciens avaient été prospectées brièvement par les archéologues occidentaux au début du XXe siècle et sur lesquelles les Chinois n’avaient plus travaillé depuis les années 30. L’histoire du Xinjiang avant l’introduction du bouddhisme en Chine au Ier siècle étant mal connue, l’hypothèse avancée était que pour retrouver la trace des peuplements anciens de la région, il fallait remonter dans le désert au-delà des oasis actuelles, vers les deltas fossiles du fleuve, comme on l’avait fait en Asie centrale occidentale dans des environnements similaires. En 1995, sous le titre « Serinde », une exposition au Grand Palais avait fait le point sur les voies d’extension du bouddhisme de l’Inde vers la Chine à travers une vingtaine de sites repérés sur la Route de la Soie, entre le IIe et le XIe siècle. Deux routes, en fait, barraient l’Asie centrale entre l’Est et l’Ouest : un axe septentrional ouvert aux influences indiennes, un axe méridional accessible à l’esthétique du Gandhara (Nord-Ouest de l’Inde) et par là même aux arts du bassin méditerranéen (grec et romain notamment). A ce schéma généralement admis, les campagnes de prospection engagées par la Mission franco-chinoise entre 1991 et 1996 sur le delta actuel de la Keriya et ses deltas archaïque (début de notre ère) et protohistorique (milieu du premier millénaire avant J.-C.), ont apporté des nuances, en confirmant l’existence d’un axe transversal de communication entre les voies nord et sud de la Route de la Soie, épousant le cours du fleuve. Un axe par lequel aurait pu s’exercer une troisième influence, celle des nomades des steppes venus du Nord. Nombre d’indices découverts dans le delta le plus ancien révèlent en effet des pratiques voisines, « des cousinages », indique Corinne Debaine-Francfort, avec leur modes de vie. La confirmation d’une intuition des archéologues concernant l’aire d’expansion culturelle des Scythes, qui pourrait s’étendre plus au sud qu’on ne le pensait au vu des témoignages existants.
Curieux sentiment, celui qu’ont dû éprouver les membres français de la Mission à remettre leurs pas, à près d’un siècle de distance, dans ceux de Sven Hedin et d’Aurel Stein, les premiers archéologues à avoir découvert les ruines de cette oasis de la Keriya antique qui, comme Niya et Loulan ses lointaines voisines, fut occupée aux IIe-IIIe siècles de notre ère et, comme elles, désertée peu à peu par ses occupants devant l’avancée du désert. Un désert qui a tout recouvert, au point que le site, situé à huit kilomètres de ce qu’indiquent les cartes, fut difficile à retrouver. Il fut identifié grâce aux photos satellites et à des vestiges de végétation morte, résidus de la rivière fossile.
Karadong : un ensemble de domaines assimilables à de grandes fermes, réunissant habitat domestique et animalier, entourés de champs et de vergers alimentés en eau par des canaux d’irrigation (le système le plus complet trouvé au Xinjiang) et regroupés autour d’un fortin qui dut servir de halte aux voyageurs empruntant l’itinéraire nord-sud du fleuve. Des ruines d’un bâtiment administratif, on a exhumé les restes de tablettes en bois couvertes des caractères kharoshti du nord de l’Inde, un dérivé de l’écriture araméenne utilisé à cette époque dans l’empire Kouchan (nord de l’Inde et Asie centrale) pour traiter les affaires indigènes. Un élément parmi d’autres qui confirme la vocation d’échanges de cette vallée, reliée à la Chine et au monde Kouchan et, par lui, au Gandhara. Les trois fouilles de Karadong ont permis d’approfondir les connaissances acquises sur les sites déjà connus de Niya et Loulan. Concernant, par exemple, la structure à colombages et le mode de construction de l’habitat (identique quel que soit la vocation du bâtiment), qui reposait sur une utilisation maximale des ressources naturelles locales : le bois des peupliers et des mûriers qui bordaient le fleuve pour les armatures ; les tamaris et les roseaux de ses rives pour le remplissage ; l’argile crue pour l’enduit. Un mode de construction spécifique à cette partie du Xinjiang, qui existait déjà au milieu du premier millénaire avant J.-C. comme la Mission l’a vérifié par la suite, et qui perdure aujourd’hui, sur un mode moins raffiné, avec des pièces conçues pour l’hiver et l’été (mieux ventilées), meublées de banquettes d’argile crue que l’on recouvre de tapis de feutre.

Les plus anciennes peintures bouddhiques
Les recherches n’ont pas mis au jour de nécropole, qui aurait fourni des indications sur la population de Karadong au début de notre ère (sans doute, un mélange d’Indo-Européens et de Chinois, commun à toute la région à cette époque), mais elles ont révélé beaucoup mieux : deux petits sanctuaires bouddhiques effondrés, dont la reconstitution partielle, littéralement, miette par miette, a livré les plus anciennes peintures bouddhiques jamais retrouvées, puisque leur équivalent contemporain en Inde n’existe plus (les seuls témoins indiens subsistants sont des sculptures). Leur exposition à Paris fait événement, dans la mesure où pour la première fois on peut les situer dans leur contexte, en présentant à la fois la structure d’un sanctuaire construit – et non d’une grotte rupestre décorée, comme on en connaît beaucoup – et son programme iconographique. Cette reconstitution apporte un chaînon manquant dans la pérégrination du bouddhisme en Chine puisque le programme iconographique développé dans les deux sanctuaires mêle une influence indienne très marquée et des éléments décoratifs empruntés au monde grec. Une inspiration occidentale que l’on a retrouvée aussi dans les décors de bois sculpté des résidences proches de l’oasis, qui devaient abriter les marchands enrichis par les échanges, l’élite de cette population d’agriculteurs sédentaires.
En dépit de ses conditions contraignantes (impossible pour une équipe de 20 personnes d’emporter des réserves d’eau excédant un mois de présence dans le désert), une succession de hasards heureux a émaillé le déroulement de la Mission. Le déplacement de dunes qui a révélé l’existence insoupçonnée des deux sanctuaires de Karadong ou la découverte, le dernier jour de cette campagne, lors d’une prospection à une quarantaine de kilomètres au nord, des restes du rempart en brique crue d’une ville fortifiée d’une dizaine d’hectares, bâtie huit siècles avant Karadong.

Djumbulak-koum :
le delta protohistorique
Djumbulak-koum (les sables ronds) : le nom d’une cité où se rendaient, aux temps anciens, les chasseurs de gazelles, mais que l’on ne sait plus où situer dans le désert actuel, est celui que la Mission a choisi pour son Atlantide. Le mode de construction du rempart, retrouvé en 1993, le mode d’inhumation, mais aussi le recours à la métallurgie du fer ou la pratique de l’irrigation dans cette oasis permettent de croiser ici l’apport chinois (par l’Est) dans la diffusion de certaines innovations, avec l’influence et l’avancée, aussi bien géographique que technologique, des nomades des steppes (par le Nord). Bien avant l’institutionnalisation des échanges qu’a représentée la Route de la Soie au Ier siècle, le Taklamakan était un lieu de brassage culturel étendu : sur ce site, il y avait des imitations de cauris en bronze, une monnaie chinoise de l’époque, des perles en cornaline décorées à l’acide fabriquées au Nord-Ouest de l’Inde ou en Perse, d’autres en pâte de verre ocelée typiques du Moyen-Orient.
Appartenant à la période de vie estimée de Djumbulak-koum (entre - 700 et - 300 avant J.-C., avec une apogée au milieu du millénaire), les seuls vestiges que l’on connaisse au Xinjiang sont des cimetières. Aucun rempart de ce type, rappelant les constructions du monde achéménide (Perse) à la même époque, n’y avait été retrouvé. La mise au jour d’un ensemble complet comme celui-ci fournit des informations aussi bien sur l’agriculture (le millet, mais aussi l’orge et le blé, venus du Moyen-Orient par l’Inde, en transit vers la Chine), l’élevage (chevaux, moutons, chèvres cachemire, bœufs aussi, disparus depuis de la région), que sur l’alimentation, le tissage, le vêtement, l’habitat et les ustensiles mobiliers, l’outillage... toutes les composantes d’une société. Même si l’on ne peut déterminer encore à quand remonte la sédentarisation de ces populations, ni quels étaient leurs prédécesseurs, ni même la nature exacte de leurs liens avec les nomades du Nord auxquels tant de leurs usages sont apparentés. Si rude que soit le Taklamakan, sa sécheresse radicale a maintenu tous ces vestiges dans un exceptionnel état de conservation. Les vents de sable ont soufflé à bon escient pour que resurgisse aujourd’hui le dialogue vivant entre les nomades et les sédentaires dans les oasis d’Asie centrale avant notre ère.

- PARIS, Fondation EDF-Espace Electra, du 14 février au 27 mai. A lire, notre hors série 20 p., 40 ill., 30 F, en partenariat avec L’Express et Zurban

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°523 du 1 février 2001, avec le titre suivant : La Chine surgie des sables

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