Pourquoi une œuvre serait-elle plus chère si elle est attribuable à un artiste connu ? Ne devrait-elle pas ne valoir que par elle-même ? Le débat qui a précédé et suivi la vente très récente à New York d’un tableau attribué à Leonardo da Vinci aurait dû se concentrer sur la qualité de l’œuvre plutôt que sur le nom de son auteur éventuel.
Cette question est devenue centrale en art en 1967 avec le texte de Roland Barthes sur la mort de l’auteur, publié d’abord en anglais. Il y écrit : « L’éloignement de l’Auteur […] transforme de fond en comble le texte moderne […] le texte est désormais fait et lu de telle sorte qu’en lui, à tous ses niveaux, l’auteur s’absente. »
De fait, pour de nombreux artistes, la célébrité est une malédiction, qui parasite le jugement sur leur œuvre. Pas un artiste, pas un écrivain qui ne rêve d’ailleurs d’être reconnu indépendamment de son nom et de son passé. D’être admiré pour son œuvre pure, sans que se mêle un jugement sur son histoire personnelle. Ni même sur son œuvre antérieure.
Certains génies se moquent de cet enjeu, et affrontent avec gourmandise leurs multiples avatars ; ils sont trop grands pour que la mémoire de leur passé brouille le jugement sur leur renouveau. Ainsi d’un Hugo, d’un Stravinsky ou d’un Picasso, qui ont pu se réinventer sans vergogne, sans que leur nouveau message ne soit le moins du monde parasité par leur œuvre antérieure, tout aussi, mais différemment, géniale. D’autres se sont réinventés explicitement sous un nouveau nom, comme Romain Gary devenu Émile Ajar. D’autres encore ont échoué à le faire comme Doris Lessing qui ne réussit pas à obtenir la publication d’un de ses romans envoyé, dit-on, sous pseudonyme à son éditeur.
D’autres auteurs enfin se sont fait connaître et admirer en se cachant tout au long de leur vie derrière un pseudonyme. C’est le cas de Banksy, d’Elena Ferrante ou des Daft Punk. Même si certains affirment que Banksy est peut-être Robert Del Naja, fondateur de Massive Attack ; que les Daft Punk sont sans doute Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo et qu’Elena Ferrante est presque certainement Anita Raja, une traductrice de sa maison d’édition. Ce fut le cas aussi, tout autrement, des femmes peintres à la Renaissance, tenues à l’anonymat par les exigences de leur sexe, et devant laisser signer leurs œuvres par un homme de leur entourage, à l’instar d’Artemisia.
L’anonymat ajoute-t-il aujourd’hui quelque chose au succès des artistes ? Permet-il d’avoir un jugement plus neutre sur une œuvre, ou n’est-il qu’une technique de communication ? Permet-il de mieux juger une œuvre, ou empêche-t-il de la comprendre par sa généalogie ? Dans un monde où la célébrité est à la fois recherchée et maudite, où chacun rêve de l’avoir et de la fuir tout à la fois, l’intégrité d’un artiste devrait le pousser à s’en éloigner. Trop souvent, ce n’est pas le cas et la fausse célébrité fabriquée par les médias impose de faux artistes de passage dont la notoriété est le dérisoire ersatz du néant de leur talent. Un anonymat sincère a bien plus de valeur qu’un étalage de commande. Et ce que nous dit notre temps, c’est que l’anonymat fascine de plus en plus, qu’il a de plus en plus de valeur ; parce qu’il est le luxe absolu, la meilleure protection contre la dictature des surveillances. Les artistes sont, une fois encore, les signaux faibles de l’avenir du monde.
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La célébrité est une malédiction
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Abonnez-vous dès 1 €Léonard de Vinci (1452-1519), Salvator Mundi (Sauveur du Monde), circa 1500, huile sur panneau de noyer, 64,5 x 44,7 cm | Estimation 100 M$ - Adjugé 450,3 M$ (frais compris) - Vente du 15 novembre 2017 à Christie’s New York © Photo Christie's Images Limited
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°490 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : La célébrité est une malédiction