Jan Krugier, 72 ans, est né en Pologne dans une famille de collectionneurs. Devenu citoyen suisse et marchand
de tableaux à Genève et à New York, il possède, avec sa femme Marie-Anne Krugier-Poniatowski, l’un des plus beaux ensembles d’œuvres sur papier qui existent au monde. Après Venise et la Fondation Guggenheim, c’est aujourd’hui le Musée Thyssen à Madrid qui accueille les dessins de la collection Krugier signés Rembrandt, Goya, Poussin, Ingres, Degas, Seurat, Van Gogh et Picasso. L’Œil a rencontré cet amateur pas comme les autres.
Quel a été le point de départ de votre collection ?
Dans les années 50, je voulais être peintre. Heureusement, mon voisin et ami Alberto Giacometti m’a conseillé de jeter les pinceaux. En voyant ce que je faisais, il m’a dit très gentiment : « Il ne doit pas y avoir de monologue face à la toile, mais seulement un dialogue. » Ce jour-là, il m’a offert mon premier dessin, une Figure debout, d’une beauté à couper le souffle. Et il m’a suggéré : « Ouvre plutôt une galerie d’art ». Chose que j’ai faite en 1962.
C’est ce cadeau qui a déterminé votre passion pour le dessin ?
Pour moi, le dessin est un langage secret. Avec quelques lignes sur une feuille de papier, un artiste peut donner une leçon d’humanité. Cette émotion à l’état pur qui se loge dans votre cerveau, voilà le secret. Il faut souvent beaucoup de recul pour percer ce secret. Qu’est ce que la beauté ? La grotte de Lascaux est-elle plus belle qu’un Nu de Bonnard ? En fait, les deux expriment un esprit profond qui touche au sacré. C’est ce petit quelque chose, cette expression spirituelle que je cherche, que je traque dans l’art sous toutes ses formes.
Même dans le contemporain ?
Franchement, Damien Hirst et Jeff Koons sont à la mode mais, justement, ne nous laissons pas envahir par tout ce qui est à la mode. Le temps joue en faveur du goût. Voyez Michel-Ange, Rembrandt, Goya, Picasso, Bacon qui ont toujours quelque chose à nous dire.
Quel est le dessin le plus étrange de votre collection ?
Il y en a plusieurs. Ce Groupe d’arbres à l’encre noire par Rodolphe Bresdin, exécuté vers 1860, est un grand moment de surréalisme. L’artiste, peu connu, est un virtuose dont la force imaginative inspira beaucoup Odilon Redon. Je pense aussi au Mendiant indien de Georges Seurat qui reste magique et envoûtant, à ces maisons quasi-expressionnistes de Théodore Géricault, dans sa Vue de Montmartre. Il y a encore, bien sûr, Lelio Orsi, un des grands génies du XVIe siècle italien. On lui doit cette scène mythologique où un vieillard brûle un homme nu à l’aide d’une torchère. Ce dessin reste pour moi un merveilleux mystère iconographique.
Faites-vous vous-même vos recherches ?
Et comment ! Je passe mon temps et ma vie dans les livres. Faire une recherche, c’est comme une enquête policière. On a un indice parfois infime qui permet de découvrir qui a fait quoi, quand et à quel endroit. Mais souvent, il arrive qu’on trouve des choses qu’on ne cherchait pas. Peut-être que nous découvrons ainsi des trésors avec l’alibi de l’érudition.
Quels sont les dessins qui vous touchent le plus ?
Je les aime tous. Ils ont tous une histoire. J’ai un petit faible pour la Vierge du Parmesan et son regard si touchant. Cette sanguine, une étude pour la Vision de saint Jérôme qui appartenait au Prince Casimir Poniatowski, est un pur moment de bonheur. Je suis aussi touché par l’intensité dramatique des Christ de Cosmè Tura, et en règle générale pour tout le XVe siècle italien.
Dans votre collection, est-ce que les grands maîtres peuvent cohabiter facilement avec les petits ?
Tout à fait ! Entre Cranach, Guerchin et Victor Hugo qui ont travaillé l’encre, il y a comme un fil magique. Une feuille de Daubigny tient merveilleusement la route à côté d’un Turner. Les esquisses de Théodore Rousseau, Théodule Ribot, François Bonvin, n’ont rien à envier à Van Gogh et à Millet. Et chez les sculpteurs, les œuvres sur papier de Rude et de Carpeaux coexistent librement avec celles de Rodin.
Avez-vous des regrets ?
Il y a trois absents de marque dans ma collection : Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphaël. Déjà au XVIIIe siècle, leurs dessins étaient quasiment introuvables. Aujourd’hui, si une feuille de l’un de ces génies se retrouvait sur le marché de l’art, les musées américains se battraient pour l’acheter. Et personne ne peut lutter contre leur puissance financière.
Quelle est la différence entre votre activité de marchand et votre statut de collectionneur ?
C’est très simple. À mon âge, l’activité d’acheter et de vendre un tableau m’épuise et m’angoisse. Je suis vidé. En revanche, quand je repère un dessin, je me sens si bien ! Et j’ai même parfois l’impression que c’est le dessin qui me choisit et pas l’inverse.
Vous achetez toujours ?
Il n’y a pas si longtemps, j’ai acheté pour des clopinettes une feuille d’Hugo van der Goes. J’étais content. Mais parfois, il m’arrive d’avoir la fièvre. Il y a trois ans, je repère dans une petite vente aux enchères, à Clermont, un dessin de Pontormo. L’estimation de 100 000 F pour un chef-d’œuvre qui annonce le premier maniérisme florentin, était ridicule. Bref, je me fixe comme plafond 850 000 F. À l’arrivée, il m’est adjugé 2,7 MF. Mais je ne le regrette pas. J’en suis fou de ce dessin.
Quand ce genre de folie arrive, vous dormez bien ?
En règle générale, je dors très mal. Toutes les nuits, je vois mon banquier.
Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui critiquent la restauration de certains de vos dessins ?
Les gens aiment bien polémiquer. Bon nombre de restaurateurs dans les musées américains ont la réputation de trop blanchir le papier. En France des puristes vous expliquent à longueur de temps qu’il ne faut jamais toucher à un dessin. Moi, je regrette ; il y a un équilibre à respecter. Il faut avant tout sauver une œuvre attaquée par des champignons, des moisissures ou des insectes. Restituer l’esthétique et la lecture de l’œuvre est une priorité fondamentale chez les amateurs de dessin.
Vous avez des rêves d’exposition ?
Je donnerais beaucoup de choses pour voir un jour, au Grand Palais par exemple, une exposition sur les années 1911, 1912, 1913. Dans ces trois glorieuses, il y a toute la modernité du siècle qui explose en peinture, en musique, en architecture, en littérature, comme en poésie. Que demander de plus ?
Votre collection va-t-elle se déplacer après Madrid ?
Non, pas tout de suite. Il faut qu’elle se repose pendant au moins un an. D’ailleurs, sur mes 500 dessins, je procède à des roulements pour l’accrochage. Le catalogue n’est pas le même qu’à Venise ou qu’au prochain rendez-vous au Musée d’Art et d’Histoire de Genève.
Qu’est-ce qui vous pousse à faire voyager cette collection ?
Je veux partager. Et j’ajoute que cette exposition est dédiée à mes parents, à mon frère, et à toutes les victimes de la Shoah. Ainsi qu’à tous ceux qui ont survécu et sont maintenant prisonniers de leur mémoire. Après ce siècle effrayant et son lot de génocides, de barbaries, il faut retrouver un peu de mystique. Et du fond du cœur, je pense que seule la beauté peut sauver le monde.
- MADRID, Fundacion Coleccion Thyssen-Bornemisza, jusqu’au 14 mai, cat. 504 p., 260 ill., 7000 PTE.
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La beauté selon Krugier
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°514 du 1 mars 2000, avec le titre suivant : La beauté selon Krugier