Dès ses origines, la statuaire néoclassique penche, sous de lisses apparences, vers un imaginaire délétère... Cette double veine habite les œuvres de Pierre Julien, à voir au Puy, sa ville natale.
Double, on le sait, fut le néoclassicisme. Diurne et nocturne, solaire et mortifère, viril et élégiaque, tout à la fois. S’agissant de l’art anglais, la chose est bien connue. Füssli, Romney et même Flaxman, aucun n’échappe à la dualité du « retour à l’antique » des années 1760. Concernant leurs contemporains français, l’enquête ne fait que commencer. Car ce qui est évidence au pays de Shakespeare ne l’est pas au pays de Descartes. Pourtant, près d’un demi-siècle avant que Girodet, Gérard, Guérin ou Ingres ne donnent corps à de singulières visions, le renouveau classique s’était avéré, en France aussi, d’étrange composition. Se signalant par un souci accru de vérité et de noblesse formelle au regard du rocaille honni, la réaction fut aussi profonde que diffuse et multiple. On ne se contenta pas en effet de restaurer le « bon goût » des Anciens sur sa décadence moderne et d’installer pour cinquante ans une esthétique policée, sans aspérités expressives ni zones d’ombre. Il ne viendrait plus à l’idée aujourd’hui d’opposer sans nuance Canova au Bernin ou d’ignorer ce que l’art de David, au grand jour ou dans le secret de l’atelier, contint d’énergie et d’inspiration noires.
La récente publication du corpus de ses dessins par Louis-Antoine Prat et Pierre Rosenberg a confirmé que ce que nous appelons l’anti-davidisme des années 1790-1820 s’est préparé sous le crayon, sinon la brosse, du peintre des Horaces. Delacroix, qui voyait en lui le premier moderne, ne se trompait pas.
Et la sculpture française, me direz-vous ? A-t-elle été saisie, en dépit du contrôle académique, par les mêmes élans de rupture et de redéfinition ? Y perçoit-on avant la fin du xviiie siècle la marque de cette sensibilité ténébreuse, négatif troublant des appels à la vertu auxquels on résume trop souvent le néoclassicisme ? Les expositions qui se sont succédé depuis les rétrospectives Clodion et Pajou l’ont démontré avec éclat, la statuaire néoclassique penche dès ses origines vers un imaginaire délétère qui en perturbe la lisse apparence. Douleurs physiques et détresse morale, souffrance et mélancolie, déploration funèbre et méditation solitaire, émoi et effroi, cette déréliction n’a d’égale que la crudité grandissante qui envahit l’érotisme féminin et masculin. Car loin de sacrifier les thèmes « licencieux » du premier xviiie siècle au nom du bien collectif, l’âge des philosophes voit s’épanouir un paganisme moins tarabiscoté mais tout aussi suggestif. Cette double veine traverse de façon explicite ou plus secrète la production de Pierre Julien (ill. 2) à qui, signe des temps, un juste hommage est enfin rendu par le musée du Puy.
Malgré ses brillants succès sous Louis XVI, l’artiste est un peu oublié. Sa réputation avait déjà bien pâli quand il disparut en 1804, deux semaines après le Sacre. On ne retrouve plus le buste de Napoléon qu’il aurait réalisé par gratitude pour celui qui venait de le faire chevalier de la Légion d’honneur. En décembre 1795, le nouvel Institut, érigé sur les ruines des académies royales, l’avait reçu à la suite de Houdon et Pajou. Mais cette cascade d’élections glorieuses avait, comme souvent, son revers. La jeune critique d’art après Thermidor, un Amaury-Duval par exemple, ne craignait pas ainsi de reprocher aux œuvres récentes du sculpteur leur parfum d’ancien régime. David lui-même était un peu chahuté autour de 1800. Cela n’empêcha pas ces deux artistes de se maintenir, voire de se renouveler une ultime fois. À preuve le Démosthène que Julien acheva en 1802 et signa héroïquement : « Julien de la Haute-Loire, an X ». Destiné à la galerie des Consuls aux Tuileries, le buste de l’orateur symbolisait la démocratie grecque, le service de la cité et l’éloquence sans apprêts avec une sorte de surenchère expressive qui fait penser aux derniers portraits de Houdon. Les yeux sont creusés, les lèvres serrées, la poitrine découverte, tous les signes de la parole sacrée, brûlante, sont réunis de main de maître. C’est peut-être l’un des derniers chefs-d’œuvre de la sculpture révolutionnaire avant la mise au pas que l’on sait.
Cette vie qui s’achevait dans les honneurs au seuil de l’Empire avait débuté obscurément près du Puy en 1731. Le père de Julien était maître menuisier, on envoya l’enfant se former à Lyon, puis à Paris auprès de Guillaume II Coustou, qui le mena au prix de Rome en 1765 mais le maintint longtemps dans son ombre après qu’il eut quitté l’Italie. Julien était si habile à tailler le marbre que son maître ne lui permit que tardivement de prendre son envol. Tout puissant à l’Académie, Coustou empêcha l’agrément de son poulain en 1776 malgré la beauté de son Ganymède (ill. 1), véritable Antinoüs moderne rendu à son éclatante jeunesse par la fluidité des passages anatomiques. À cette injustice notoire, dont l’Académie était coutumière, Julien répliqua avec son Gladiateur mourant (ill. 3) l’année suivante comme si la blessure d’amour-propre s’était muée en vraie souffrance. Il en présenta le marbre au Salon de 1779 et s’attira de la part d’un certain Radet ce beau morceau d’enthousiasme critique : « Il est composé avec génie, et supérieurement rendu. Ce n’est pas du marbre ; c’est de la chair, c’est un malheureux qui expire, et dont on partage la douleur : en un mot cette figure est toute âme. On ne voit pas souvent des morceaux de réception de cette force. » Julien, qui croisa à Rome le mélancolique Sergel, savait plier le marbre à toutes les inflexions du sentiment, ici l’affaissement du corps où la mort a commencé à faire son œuvre.
Néoclassicisme et préromantisme marchent d’emblée de concert. La tristesse sombre de la belle Vestale du Salon de 1781 devait le confirmer aussitôt. Et l’on regrette la perte du bas-relief qu’il présenta en 1783. On y voyait un berger saisi de convulsions à la vue d’un serpent qu’il tue avec rage. À ce même Salon, Julien livrait au public le plâtre du grand La Fontaine que le comte d’Angiviller lui avait commandé en 1782. Peu après avoir été nommé à la Direction des bâtiments de France, ce proche de Turgot et des réformistes, lecteur de Rousseau et client de David, décida d’orner la grande galerie du Louvre, destiné à devenir un musée, de marbres monumentaux qui présenteraient « à la Nation l’image de ceux qui l’ont honorée ». Comme l’a bien montré Jean-Claude Bonnet (Naissance du Panthéon, Fayard, 1998), la Révolution n’a pas plus inventé le culte des grands hommes que le patriotisme d’État. Certes ce mémorial très concerté ne se détache pas encore de la glorification monarchique. On demande à Julien de montrer La Fontaine rêvassant sous un arbre de Versailles. Quant à Poussin, que le sculpteur réalisa en 1789, il pouvait encore évoquer le mécénat de Louis XIII. Le livret du Salon précisait pourtant cette année-là : « L’auteur supposait ce célèbre peintre sortant de son lit pour tracer une composition qu’il a méditée toute la nuit. » Le subterfuge nocturne justifiait le vêtement à l’antique et la nudité partielle de ce qui reste l’une des grandes réussites de la série des grands hommes. On ne peut s’empêcher d’y voir aussi une autre présence de cette nuit qui, discrète jusque-là, va libérer ses frissons et ses songes nouveaux dans l’art de la Révolution. L’aimable Julien avait dix ans plus tôt ouvert la voie.
« Pierre Julien (1731-1804), sculpteur du roi » (Gilles Grandjean et Guilhem Scherf en sont les commissaires) se tient du 26 juin au 31 octobre, de 10 h à 12 h et de 14 h à 16 h, tous les jours jusqu’au 6 septembre ; fermé le mardi et le dimanche matin, à partir du 1er octobre. Tarifs : 3 et 1, 2 euros. LE-PUY-EN-VELAY (43), musée Crozatier, jardin Henri Vinay, tél. 04 71 06 62 40.
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Julien l’apostat
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°561 du 1 septembre 2004, avec le titre suivant : Julien l’apostat