À partir du 8 septembre, le Centre national de la Photographie à Paris présente l’ensemble des travaux photographiques de celui qui avoue : « J’ai commencé à faire de la photographie parce que c’était une manière simple et immédiate de regarder le monde. Mon travail n’est ni narratif, ni impressionniste, ni mythologique. La photographie m’intéresse comme question et non comme mémoire ou témoignage. »
Nous voyons d’abord des arbres, puis seulement des images, des photographies d’arbres. Un vert intense, vibrant, des chemins ou des routes presque effacés dans les sous-bois, des contours familiers qui rappellent quelque chose d’indéfini à notre mémoire : une promenade, des senteurs, le bleu du ciel, la chaleur. Dans ses premières œuvres photographiques, commencées en 1978, s’annonce déjà l’une des thématiques récurrentes du travail de Bustamante qui, tel un souvenir marquant et, dès lors, à jamais indélébile, oscille entre une présence et une absence, entre la plénitude et le manque. Les deux sentiments sont pourtant liés dans la même image, d’où l’étrange impression d’une douce proximité et d’un lointain perdu. Ces œuvres sont produites par séries, sont toutes du même format et portent le titre générique de Tableaux, en référence non seulement à la tradition du paysage pictural mais également pour souligner le regard porté, le cadrage, le découpage du lieu perçu à travers l’appareil, puis restitué par la photographie. Bien qu’elles présentent des scènes et des prises de vue volontairement banales, de telles images ne sont pourtant pas narratives, documentaires ou réalistes. Elles consistent plutôt à s’interroger sur les frontières et les franges de territoires, sur notre rapport au monde et la manière de l’investir pour, simultanément, mettre à distance cette relation par l’acte photographique. Mais en le détournant quelque peu de son processus : « Photographier, comme je l’ai fait pendant un certain temps, les terrains vagues, les espaces transitoires, les lisières des villes, les espaces instables consistait à affirmer une spécificité de la photographie qui est de fixer non pas un mouvement rapide mais un mouvement lent, celui de la terre, mais aussi celui de la décivilisation. » Le temps humain, notamment dans ses dimensions sociales et existentielles avec ce qu’elles comportent de changement, d’hésitation, de maturation, trouve ainsi dans le médium photographique un équivalent de leur lenteur. Car si l’on a souvent insisté sur les caractéristiques formelles, voire formalistes, du travail de Bustamante, l’on a trop rapidement délaissé ce que les lieux photographiés comportent d’humain, et, en ce sens, de biographique. Écrire la vie de l’homme est aussi chez Bustamante une reconstruction de certains faits et gestes de ceux et celles qui ont laissé des marques plus ou moins profondes dans ces paysages des alentours de Barcelone. Car ce ne sont jamais des espaces désertés et complètement sauvages, même si la plupart semblent vides de toute présence humaine, mais des lieux occupés par une histoire. La série montre d’ailleurs des sites périurbains avec leurs habitations, images jouant volontairement sur les limites, de telle sorte que l’on ne sait pas toujours si ce sont les arbres qui se découpent sur la ville ou les bâtiments qui se détachent sur les masses de la végétation. Parfois on peut apercevoir quelques personnes mais, le plus souvent, les immeubles, les terrains, les rues, les maisons sont vides de leurs occupants ou utilisateurs. Ce sont aussi des lieux d’absence.
De véritables rideaux d’arbres
Lorsque Bustamante achève la série des Tableaux en 1982, il commence à réaliser des objets tridimensionnels dont certains, plaques et boîtes métalliques peintes au minium, sont d’ailleurs intitulés Paysages mais ne comportent aucune sorte d’image, tout en poursuivant un travail photographique. Une importante série d’arbres, prolongement des Tableaux mais que l’on nomme le plus souvent la série des Cyprès (1991), vient alors renchérir sur les lieux de l’absence, puisqu’il s’agit de photographies de cyprès remplissant bord à bord les cadres de l’image, comme si l’on avait affaire à des monochromes verts. De véritables rideaux d’arbres semblent avoir été tirés sur les lieux de vie humains comme si les cyprès, venant remplir le premier plan, nous cachaient maintenant les maisons et les immeubles, et devenaient le lieu, l’espace du regard et du corps. Le spectateur ne peut en effet qu’être frappé par la très forte présence de ces arbres et de leurs couleurs, par la texture et le grain de l’image, les qualités presque corporelles des cyprès qui se tiennent dressés devant nous. Leur verticalité contribue assurément à qualifier l’espace environnant et à entretenir une sorte d’échange avec nos corps debout, confrontés à ces images. Mais alors que nos regards plongent aisément dans ces couleurs chaudes, nos corps sont comme empêchés de pouvoir pénétrer plus avant. C’est l’un des traits fondamentaux du travail de Bustamante que de chercher à offrir dans ses œuvres photographiques et sculpturales des rapports physiques concrets au spectateur, pouvant valoir, sans toutefois les remplacer, tantôt comme des lieux de vie, tantôt comme des lieux d’absence. Il en appelle ainsi à la volonté du spectateur de construire et de compléter lui-même ces espaces, démarche facilitée par des images de lieux que nous connaissons tous ou par des sculptures qui s’apparentent parfois à du mobilier, à des éléments d’architecture d’intérieur. C’est le cas des trois constructions aux lignes géométriques épurées et ressemblant à des tables basses – Ouverture, I, II, III (1993-1994) –, comprenant chacune une photographie couleur présentant l’un de ces innombrables lieux périphériques à moitié abandonnés, construits ou habités, sortes de Tableaux placés à l’horizontale, en contrebas du corps et du regard, qui donnent ainsi la sensation d’une cartographie du réel. Et il ne s’agit pas seulement de solliciter physiquement le spectateur en déjouant ses perceptions habituelles, mais de l’amener à remplir l’objet de ses propres désirs et significations ou bien... à le rejeter. Car les lieux dans lesquels nous évoluons, au sein desquels nous agissons sont, en dernière instance, conçus d’après les corps qui les occupent et y évoluent.
Des espaces intérieurs qui se délitent
Explorant toujours cette notion paradoxale d’espaces intérieurs qui se délitent dans une forme encore à venir, d’espaces faits pour le corps qui ouvrent sur des situations indécidables, presque parallèlement aux séries de Tableaux et des Cyprès, de 1987 à 1993 Bustamante se consacra à la série des Lumières. Contrairement aux photographies précédentes entièrement produites et choisies par l’artiste, celles-ci sont réalisées à partir d’images en noir et blanc trouvées – autant dire d’images appartenant à tout le monde –, puis sérigraphiées sur Plexiglas. Celui-ci n’est pas encadré mais tenu par des crochets métalliques fixés au mur, dont il est placé à environ cinq centimètres, de telle sorte que le mur joue comme le fond de l’image, comme un immense papier sur lequel celle-ci vient se révéler. Qu’il s’agisse, entre autres, de salles de classe, de corridors, de gymnases, de stands de foire, de halls d’entrée, d’une chambre, de salles de muséum ou d’une salle à manger – tous lieux de vie et de regroupement –, à deux ou trois exceptions près Bustamante a choisi, là encore, des lieux vidés de leurs occupants. Mais le grain assez important de l’image, les couleurs grisâtres comme celles que possèdent les photographies d’autrefois, l’absence de figures humaines dans la plupart des cas, cette curieuse façon de faire tout à la fois apparaître l’image et de l’obscurcir, de la rendre palpable et diaphane, indiquent nettement ce que l’on entend par « lieux d’absence ». Où se trouvent les enfants, les interlocuteurs des salles de réunion ou les convives du repas ? Par leur caractère fantomatique ces images montrent littéralement les lieux de l’absence. Et ces lieux ne sont tels que parce qu’ils furent ou sont encore, précisément, des lieux de vie. À la vue de ces espaces, non pas sans vie mais auxquels on a ôté la vie parce que leurs occupants ne s’y trouvent pas effectivement –, on est porté à croire que ces êtres ont simplement disparu. Qu’ils sont des disparus. Là encore, la signification de cette éventuelle oblitération adhère parfaitement au traitement de l’image, dans la mesure où le grain et la texture balancent entre friabilité et sédimentation, entre apparition et disparition. Mais cette infime perception n’est elle-même déjà plus que le résidu d’une entité plus importante et déjà perdue en grande partie. De même, il n’y a plus de corps, il n’y a que des traces de leur passage.
Des lieux concernés par la présence ou l’absence des autres
Le projet commencé en 1996, Something is Missing, s’il renoue quelque peu avec les premiers Tableaux, dans la mesure où il s’agit du regard d’un voyageur attiré au hasard par tel élément, lieu ou visage au gré de ses déplacements, constitue actuellement la dimension la plus publique du travail photographique. Non seulement parce que les vues de certaines villes à travers le monde (Barcelone, Tel Aviv, Buenos Aires...) sont captées à l’intérieur des espaces publics et contiennent plus de personnes vaquant à leurs occupations, mais surtout parce que se pose ici plus clairement la question de la communauté et de l’isolement des individus, et par conséquent les interrogations relatives aux lieux de vie urbains, lieux hautement concernés par la présence ou l’absence des autres. Et par petits groupes, comme des entités sociales et géographiques qui dialoguent – puisque les photographies sont mélangées sans que l’on puisse en localiser les lieux –, les images montrent à la fois les liens qui les unissent et mettent en scène cette absence qui court tout au long du travail. Comme l’indiquent leur titre, elles matérialisent non pas tant le manque lui-même que le fait que la question du manque doit être posée, sans doute parce que l’absence est aussi un lieu de vie.
PARIS, Centre national de la Photographie, 8 septembre-1er novembre.
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Jean-Marc Bustamante
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°509 du 1 septembre 1999, avec le titre suivant : Jean-Marc Bustamante