Associer l’acteur vivant à une technologie de plus en plus complexe semble la caractéristique essentielle de la scénographie contemporaine. Pour sa mise en scène d’Orgia de Pier Paolo Pasolini, Jean Lambert-Wild inaugure une interface entre comédiens et organismes artificiels.
Jean Lambert-Wild est un inventeur et entend le rester. Tout pour lui est matière à découverte. Né en 1972, élevé à la Réunion, son premier rêve fut d’être marin au long cours. Il le réalise depuis 12 ans sur le plancher du théâtre, fidèle à la tradition des premiers marins-machinistes dont le souvenir est gardé par le tabou du mot corde. Il s’est choisi des maîtres, tous artisans du théâtre, Craig, Piscator, Matthias Langhoff. Pour eux, en effet, l’expérimentation technologique, visible sur scène, est le nerf du spectacle. L’électronique offre aujourd’hui à cette direction scénographique des possibilités infinies. Pour porter un auteur comme Pasolini au théâtre, Jean Lambert-Wild s’est enfoncé dans les abysses de sa mythologie et en a rapporté une métaphore efficace : les organismes les plus primitifs du fond des océans, méduses et autres, ont été filmés en aquarium puis reconstitués à partir d’algorithmes pour interagir avec les comédiens selon les ondulations aléatoires de leurs émotions. Avec l’aide de plusieurs chercheurs de l’Université de Technologie de Belfort, des artistes de la coopérative « 326 » qu’il a créée et de ses collaborateurs du Théâtre Granit où il travaille actuellement, il a élaboré pendant deux ans un système informatique multi-agents qu’il a appelé Daedalus, du nom d’un vaisseau britannique qui, le siècle dernier, avait observé un monstre marin. Des capteurs, fixés sur le corps des acteurs, renseignent les organismes artificiels qui, comme des « marionnettes vitalisées » selon l’expression de Jean Lambert-Wild, vont entourer ou fuir les comédiens en fonction de leur rythme cardiaque ou thermique. L’utilisation des capteurs au théâtre est d’habitude musicale. Par exemple, le Polonais Zbiegniew se plaçait au centre d’un échafaudage sur lequel des capteurs détectaient ses mouvements pour les traduire en sons. L’originalité du projet Orgia est de leur faire créer un espace imaginaire qui sert la dimension poétique du texte de Pasolini. Tels les damnés de l’Enfer de Dante, les personnages, homme et femme, soutenus par un chœur, célèbrent après leur mort le rituel de leur relation sado-masochiste. Union tragique qui, sur le plan de la technologie, est un écho symétriquement opposé à la performance festive du mariage de Fred Forest et de Sophie Lavaud dont les capteurs traduisaient, au fur et à mesure de la cérémonie, les émotions en créations vidéo. Le logiciel 3 D en temps réel, analogue à celui de Pierrick Sorin, doublé d’un système sonore alimenté par la musique de Jean-Luc Therminarias, permet un jeu incessant entre les comédiens et ces organismes translucides qui paraissent, grâce à un miroir de la dimension de la scène, évoluer dans le même lieu. Comme au temps de la machinerie baroque, l’illusionnisme est donc à nouveau convoqué pour redonner ses droits à la féerie. C’est l’une des principales ressources du théâtre multimédiatique, comme le prouvent les magnifiques spectacles de Robert Lepage. Il en résulte dans Orgia des images d’une grande beauté, le corps de l’acteur se transformant parfois en mandorle rayonnante. Il est très difficile de monter une pièce de Pasolini. Son intuition l’a mené vers une esthétique théâtrale très différenciée du cinéma, Le théâtre de parole, ainsi qu’il le fait dire à un personnage d’Affabulazione : « Au théâtre, le mot vit d’une double gloire, nulle part il n’est à ce point glorifié. Pourquoi ? Parce qu’il est à la fois écrit et proféré ». Orgia, sa première pièce, a été rédigée en 1965 alors que, sortant d’une grave maladie, Pasolini s’accrochait aux mots et à l’écriture comme le seul moyen de rester en vie. C’est l’essence même du tragique : retarder la mort par le verbe, seul recours de la révolte de l’homme contre la force irrationnelle du destin. Mallarmé aurait aimé ce théâtre qui résume le Livre du monde. Pour lui, en effet, seuls des acteurs complètement engagés peuvent prendre en charge une telle densité et c’est la force hiératique de Mireille Herbstmeyer, d’Eric Houzelot et de Nolwenn Le Du qui a permis à Jean Lambert-Wild de réaliser son projet. L’écran de cellophane qui les isole du public et la numérisation qui restaure leur travail vocal intense servent la distance sémiologique que Pasolini demandait à l’art.
La poésie lue à haute voix
Lors du premier festival du Nouveau Cinéma, en 1965 justement, il affirmait en effet que la langue poétique demandait la création d’un « nouveau vocabulaire d’images-signes ». Ainsi les comédiens presque immobiles, comme les acteurs du proskenion grec, semblent traversés par le texte. De même qu’il était impensable pour un citoyen d’Athènes d’incarner Œdipe ou Oreste et que d’ailleurs son masque l’en protégeait, les acteurs d’Orgia sont les officiants d’une cérémonie bouleversante et scandaleuse dont le salaire est la représentation de leur mort. « Poésie lue à haute voix », disait Pasolini de son théâtre. Mettre la plus haute technicité au service de cette transmutation sensible de l’écriture a été le but de Jean Lambert-Wild. Il y a dans ce parti pris une exigence stoïcienne qui nourrit la pensée de ce jeune scénographe. Dans sa famille réunionnaise, sans télévision, la bibliothèque de son père n’offrait à son imaginaire que peu de livres divertissants. Sa vitalité et son enthousiasme se sont ainsi approprié Les pensées de Marc-Aurèle qui illuminent encore son visage quand il en parle aujourd’hui. Mais qui a bien connu et compris Pasolini, comme l’a fait par exemple Jean-André Fieschi dans son film Pasolini l’enragé, sait qu’il ne pouvait créer que dans une dialectique permanente des contraires. Or ici la manifestation de ce sous-prolétariat auquel Pasolini a consacré une grande partie de son œuvre est le mutisme mortifère des anciens paysans du Frioul. Le leitmotiv récurrent de la pièce « Et pourtant personne ne parlait » recouvre une extrême violence qui donne son sens au sacrifice final des personnages :
Homme : En nous apprenant à ne pas parler
Voici ce qu’ils ont fait de nous.
Femme : Des personnes suffoquées par la joie de la honte.
La gageure de Jean Lambert-Wild dans sa mise en scène est donc d’évoquer cette nature archaïque à l’aide de la technologie la plus aboutie que notre culture peut produire. Orgia est bien un événement et sitôt la tournée terminée, l’équipe détruira symboliquement le système Daedalus qui a porté le projet.
- Orgia de Pasolini, théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun 75020 Paris, tél. 01 44 62 52 52, 10 janvier-15 février.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Jean Lambert-Wild la scénographie high tech
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°533 du 1 février 2002, avec le titre suivant : Jean Lambert-Wild la scénographie high tech