Spécialiste du XIXe siècle, Hartwig Fischer s’est très tôt intéressé à l’art contemporain. Conservateur du Kunstmuseum de Bâle puis directeur du Musée Folkwang à Essen, il dirigera en mai les douze musées de Dresde.
De tout temps, les portraitistes ont préféré les profils accusés aux visages tout en rondeur. Difficile de s’accrocher à des angles dans la personnalité de Hartwig Fischer. En tout cas, il tourne. En mai, à 50 ans, il va prendre le poste envié de directeur des musées de Dresde (en Allemagne), lesquels ont hérité des collections du royaume de Saxe. Amoureux de l’Italie et de la France, ce personnage cosmopolite veut favoriser l’ouverture à l’international de cette cité historique de l’Est, poursuivant une politique qu’il a déjà mise en pratique au cœur de la Ruhr, à Essen.
Visage d’éternel adolescent aux yeux bleus démenti par une barbe et un front dégarni, discours très construit, pensée dont les circonvolutions se nourrissent d’une vaste culture humaniste, Hartwig Fischer s’apparente à un long fleuve tranquille. Choisissant ses mots, il semble s’égarer, juste au moment où il atteint au but par un chemin de traverse. Ou alors, en passant, il voulait entrevoir une lumière différente. Il ne se laisse pas facilement interrompre ou contredire, prenant bien soin d’éviter le conflit que, manifestement, il n’apprécie guère.
Tradition mise à l’épreuve
Hartwig parle de ses origines comme du récit d’une exposition : « un parcours fait de tensions, difficile à organiser et inscrire dans le temps, qui englobe le vécu imaginaire de la fin du XIXe siècle ». Dès l’enfance, il a engagé une « relation intense » avec l’art, à travers la musique et la littérature. Il passait ses soirées à l’opéra, au ballet ou dans les clubs de jazz, dont il est devenu un véritable spécialiste, même s’il ne le claironne pas. « Très jeune, confie-t-il, sans jamais le rechercher consciemment, j’ai senti la complexité de ce rapport à l’art, de la fragilité de la culture humaine peut-être imputable à l’histoire du XXe siècle ». En même temps, il ressent « la joie de cette formidable mise à l’épreuve de la tradition » qu’entraîne « une fascination double, pour les acquis et les œuvres mais aussi pour l’insolence libératrice, la désinvolture et même la “destruction” comme forme de respect, d´amour et de continuation ».
Cette dialectique s’enracine dans un paysage familial singulier. Ses parents se sont rencontrés à Londres. Issu d’un village de l’est de l’Allemagne, son père était à Hambourg un marchand, « fier, sobre, extrêmement responsable, avec un sens très aigu de l’importance de l’éducation, très attaché à [sa] famille ». À cette figure peu commode s’opposait la liberté d’une mère, « extrêmement vivante, intelligente, pas apprivoisée, à l’esprit très indépendant, dévorant les romans ». Elle était « l’Italienne », vue avec un mélange d’admiration et de méfiance, car, même si elle était native de Strasbourg, elle avait passé son adolescence en Italie et en portait des traces profondes. À en croire cette succession de superlatifs, le couple était contrasté au possible, mais sans doute a-t-il inspiré le surprenant assemblage de rigueur et de liberté intellectuelles qui se retrouve chez son fils. À mesure que celui-ci étudiait l’histoire récente de l’Allemagne, il s’est rendu compte, « avec stupéfaction » précise-t-il, à quel point il était familier des idées ultranationalistes, pour avoir entendu son grand-père maternel les développer devant lui. À l’inverse, il évoque sa découverte de l’Italie comme « un souffle » emportant un adolescent avide de sortir « de sa cloche ».
Ayant vécu dans ce pays, mais aussi en France, aux États-Unis et en Suisse, Hartwig maîtrise l’anglais, l’allemand de son père, le français et l´italien de son épouse, avec laquelle il passe chaque week-end à Paris. Des langues acquises à la perfection et qu’il voit comme des « dialectes européens », d’après une formule d’Ernst Robert Curtius, ce chercheur des langues romanes qui voulait affirmer la continuité de la culture européenne. À 17 ans, il avait été fasciné par ses écrits sur le Moyen Âge latin, découvrant un monde tissé d’échanges culturels, d’une époque « d’avant, pas encore dévastée ».
Dans les années 1980, inscrit à l’institut de l’histoire de l’art de Bonn, Hartwig Fischer passait son temps dans les librairies, les musées et les galeries, heureux de rencontrer des artistes comme Cy Twombly ou Sigmar Polke. Il n’a pas laissé le souvenir d’un étudiant brillant. Mais dès qu’il sortait de sa chambre de bonne pour un stage, il se dépensait sans compter. Très jeune, il a ainsi été remarqué par Katharina Schmidt, de plus de vingt-cinq ans son aînée. À la Kunsthalle de Baden-Baden, qu’elle dirigeait alors, en passant d´une salle à l´autre dans une exposition de peinture XIXe, elle lui a demandé de se retourner. « Soudain, j’ai vu le rapport entre les œuvres, le dialogue qu’elle pouvait instaurer entre elles, c’est là que s’est décidée mon orientation. » Quand elle l’a enrôlé à ses côtés, l’engagement était total. Il ne tarit pas d’éloge sur elle : « œil formidable et exigence de qualité, intègre, absolument incorruptible, grande maîtrise de la mise en scène, travailleur féroce, avec un sens politique très développé, toujours prête à échanger »… Le métier de conservateur en apostolat… mais aussi un autoportrait en idéal ? Car Ute Eskildsen, qui dirige le département photographique à Essen, a des mots semblables pour qualifier son patron. « Extrêmement patient et ouvert, très amical et diplomate, beaucoup d’empathie, mais constamment d’une grande exigence, ne perdant jamais de vue les objectifs qu’il s’est clairement fixés. »
Étant passée à la tête du Kunstmuseum de Bâle, Katharina Schmidt a embauché le jeune homme de 30 ans, progressivement devenu le conservateur de la période 1800-1960. Il a tout fait, y compris planter des clous. Parmi ses fiertés, figurent les expositions de Louis Soutter, Kurt Schwitters, Arp, Kandinsky ou celle sur la photographie de presse, réalisées sous la direction de Mendes Bürgi. « Il refuse absolument de se laisser enfermer dans une spécialité, ce qui en fait un très bon directeur, toujours ouvert à tout », ajoute la conservatrice d’Essen.
L’année suivante, Hartwig Fischer s’est émancipé pour diriger le Folkwang Museum à Essen à un moment clé. La Ruhr venant d’être élue « Capitale européenne de la culture », il a proposé d’engager les musées de la région dans une dynamique collective. Il a aussi voulu remettre à l’honneur l´art contemporain dans un lieu qui, dès son ouverture en 1902, s’était consacré à Monet, Matisse, Van Gogh ou aux expressionnistes. Il a conduit une extension des lieux, dans le budget et les temps impartis (deux ans, y compris l’accrochage), à force de ténacité, de diplomatie et de travail collectif avec l’architecte, le constructeur, la municipalité et le mécène. Il souligne en particulier l’engagement de Berthold Beitz, alors âgé de 93 ans, qui décida au nom de la Fondation Alfred Krupp d’attribuer les 55 millions d’euros nécessaires, à condition que la Ville s’engage à prendre entièrement en charge l’entretien.
L’architecture de David Chipperfield n’est guère plaisante, mais elle a l’avantage de la fonctionnalité. Le nouveau directeur tenait à la clarté des parcours mais aussi à l’entrée de la lumière naturelle. Dans son programme, il a beaucoup insisté sur l’histoire de la collection, de l’impressionnisme aux apports oubliés des continents du monde avec notamment un fonds alimenté dès le départ en objets océaniens par Emil Nolde. Grâce au mécénat, il a pu investir plus de 10 millions d’euros en six ans pour enrichir le fonds photographique, faire entrer la plus grande collection européenne d’affiches, ou encore installer une arche monumentale de Vincent Ganivet ou la vidéo Le Clash (2010) d’Anri Sala… Tout en ayant à cœur de dégager des recettes avec les 340 000 visiteurs reçus dans l’année.
Chantiers importants
En 2010, il a consacré une exposition symbolique à la formation de la collection du Folkwang Museum, de sa fondation par un amateur éclairé jusqu’aux purges nazies, quand elle été amputée de 1 500 œuvres signées Gauguin, Marc ou Kirchner… Insistant bien plus dans son énoncé sur cette période « idéale » que sur le traumatisme, toujours attiré par le « temps d’avant » plutôt que par la déchirure. L’année suivante, ce fut le choix émouvant de la conservatrice Françoise Cachin pour présenter les artistes du Paris de la seconde moitié du XIXe siècle, dernière exposition de cette grande dame que les musées français avaient écartée avec brutalité. Dans ce parcours, la photographie d’époque rendait compte de la destruction de la ville héritée du Moyen Âge. La photographie, autre dada de Hartwig Fischer, est l’objet d’une exposition de 250 portraits de photographes, en cours jusqu’au jour de son départ, fin avril.
À Dresde, appelé à conduire une association de musées très hétérogène, il a les mêmes formules en tête : projets collectifs, recherche, liens avec l’Université et l’étranger, ouverture à l’art contemporain… Là encore, il va trouver des chantiers, celui du château, qui doit se terminer en 2015, ainsi que la rénovation de la galerie des maîtres anciens, gloire de la Saxe. Sans oublier les collections ethnographique, graphique et d’art appliqué, et la célèbre Voûte verte, abritant un ensemble unique, mi-cabinet de curiosités mi-trésor d’orfèvrerie et d’objets précieux. Il se trouve que Hartwig Fischer avait consacré sa thèse de doctorat à un artiste académique de Dresde. Herman Prell (1854-1922) a conçu la salle du trône de Guillaume II avant de décorer le Palazzo Caffarelli sur le Capitole, alors siège de l’ambassade d’Allemagne. Face à la Rome glorieuse, Prell a déployé une « mythologie nordique loufoque », selon les mots de l’auteur, qui s’avoue « fasciné et repoussé à la fois par cet artiste, victime de son éducation et de l’idéologie de son époque, et qui, tout en voulant s’en libérer, inscrivait son propre échec dans ces œuvres grandiloquentes ».
Sur ce jeune homme taciturne et obstiné, rencontré il y a vingt-cinq ans, son épouse Ilaria confesse, non sans surprise, avoir retenu peu d’anecdotes saillantes. Elle évoque cependant son étonnement quand elle l’a vu s’élancer pour essayer d’éteindre un feu à la campagne, sans l’ombre d’une hésitation ou souci de sa sécurité… Lui-même a en mémoire une conférence de Paul Oskar Kristeller, à la fin des années 1980. Le souvenir qu’il en a gardé ne porte pas cependant sur son commentaire de la philosophie européenne de la Renaissance, mais sur un petit incident. À chaque fois que le conférencier, alors octogénaire, se baissait pour lire ses notes, ses lunettes heurtaient le micro. Lorsque quelqu’un s’est levé pour le baisser, il l’a relevé d’une main brusque. « Et tout le long de sa conférence, j’entendais ce toc toc », ce signe d’indépendance, mais aussi cette « complexité assumée », sans mot.
1962 Vie.
1976 Art.
1979 États-Unis.
1982 Baden-Baden.
1983 Paris.
1993 Bâle.
2006 Essen.
2012 Dresde.
N. B. : Nous avons respecté la forme de présentation proposée par H. Fischer lui-même, en clin d’œil à l’artiste Felix Gonzalez-Torres.
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Hartwig Fischer, directeur des musées de Dresde
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°367 du 13 avril 2012, avec le titre suivant : Hartwig Fischer, directeur des musées de Dresde