Directrice artistique du Castello di Rivoli, à Turin, l’Américaine d’origine italienne Carolyn Christov-Bakargiev a été choisie pour diriger la treizième édition de la Documenta de Cassel.
L’année 2008 sera à marquer d’une pierre blanche pour Carolyn Christov-Bakargiev. Après le succès de la Biennale d’art contemporain de Sydney, dont elle était la commissaire, le conseil d’administration du Castello di Rivoli-Musée d’art contemporain, à Turin, où elle est conservateur en chef, lui a confié la programmation artistique de 2009. Elle dirigera également la prochaine Documenta de Cassel en 2012.
Qu’est-ce qu’un commissaire ?
Aujourd’hui, diriger une exposition est une manière créative de proposer son expérience de l’art… Le commissaire est ainsi un trait d’union entre les artistes et le public, même si je n’aime pas ce terme trop impersonnel.
Qui sont vos maîtres et vos modèles ?
Quand je me suis penchée sur cette activité, j’ai été fascinée par les commissaires qui avaient travaillé auprès des artistes à la fin des années 1960 : Harald Szeemann, qui suivait assidûment les expositions des jeunes commissaires et qui, avec le temps, est devenu un ami ; Achille Bonito Oliva, un esprit libre, qui, à la Biennale de Venise, en 1993, m’a confié une exposition sur John Cage ; Germano Celant, qui s’est toujours tenu à distance mais que j’estime ; Kasper König ; Wim Beeren ; Jean-Christophe Ammann et tant d’autres. Puis les premières femmes commissaires, comme Alanna Heiss (lire le JdA n°293, 12 décembre 2008), qui de 1999 à 2001 m’a fait travailler à PS1 [New York] en tant que senior curator ; Ida Gianelli, avec laquelle j’ai œuvré au Castello di Rivoli de 2002 à 2008 ; Suzanne Pagé ; María Corral ; Catherine David. Un autre modèle : Carla Lonzi car, si elle n’était pas commissaire, elle fut la compagne de route des artistes, de Fontana et Fabro à Accardi. Elle a révolutionné la manière de communiquer sur l’art, car elle a été la première à mener et à publier des entretiens.
Qui sont les commissaires plus jeunes avec lesquels vous avez des affinités ?
Je vais certainement oublier quelqu’un et j’en suis désolée. Je pense qu’Iwona Blazwick est une compagne de route très importante. Hans Ulrich Obrist est un ami de toujours et j’ai travaillé avec lui. J’ai également collaboré avec Francesco Bonami plus récemment : ce dernier a été une découverte pour moi, lors de la Triennale de Turin. J’ai de l’estime pour Carlos Basualdo, Daniel Birnbaum [commissaire de la Biennale de Venise 2009] et Beatrix Ruff entre autres. Puis, il y a les jeunes, mes « correspondants » dans le monde, diverses personnes, comme Massimiliano Gioni, Jessica Morgan et Raimundas Malasauskas.
Vous vous êtes également aventurée dans le journalisme…
J’ai commencé à travailler à Reporter, le quotidien d’Adriano Sofri [lequel] m’a confié la rubrique artistique, soit deux pages hebdomadaires consacrées à un bref panorama de toute l’Italie. C’était mon premier emploi, et c’est ainsi que j’ai commencé à connaître des artistes, car j’ai fait une série d’entretiens avec Schifano, Turcato, Boetti, Mauri. Ce sont ces interviews qui m’ont convaincue de l’importance d’être proche des artistes et d’essayer de faire partie du « faire » de l’art, dans les coulisses. Ensuite, Giancarlo Politi, de Flash Art, a fait appel à moi et je me suis rapprochée de l’Arte povera en rédigeant un texte pour sa revue. Quant au Giornale dell’Arte, auquel j’ai collaboré en 1986 et 1987, c’est grâce à Sofri que j’ai connu le directeur Umberto Allemandi, qui m’a commandé des interviews. Quand Reporter a déposé le bilan, j’ai rejoint Il Sole 24 ore, sans doute en suivant la suggestion d’Angela Vettese.
Vous êtes américaine de naissance, mais une grande partie de votre carrière s’est déroulée en Italie. Qu’est-ce qui vous lie à ce pays ?
Ma mère, qui a été la personne la plus importante de ma vie. Elle était italienne, piémontaise. Sa famille était de Tortona, et c’est là que se trouve notre chapelle de famille. Mon père était bulgare, il s’est réfugié en Italie en 1946, et il a étudié la médecine à Turin. Ne pouvant pas travailler en tant qu’étranger dans les hôpitaux publics italiens, il a émigré aux États-Unis.
Qu’est-ce qui distingue la Documenta de la marée de biennales et autres manifestations ?
La Documenta est pour nous autres du monde de l’art le moment le plus important, parce qu’on s’y confronte, on y fait le point. La Documenta a été créée en 1955, sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale dans une ville de Cassel dévastée. En 1943, elle a subi un bombardement au cours duquel une dizaine de milliers de personnes ont perdu la vie, et 150 000 autres se sont retrouvés à la rue en une nuit. Les bombes ont détruit tout le centre historique, dont le plus vieux musée public d’Europe continentale. Au même moment, dans les usines de Cassel, les prisonniers des camps de travail étaient forcés à construire des chars d’assaut pour Hitler, l’une des raisons du bombardement. Nous parlons donc d’une manifestation culturelle née après le nazisme, seulement vingt ans après l’exposition sur l’Entartete Kunst, l’art « dégénéré », une exposition signifiant la négation absolue de la liberté d’expression. La Documenta est donc historiquement un moment de grande émancipation, où l’on a recréé une vision positive des relations internationales à travers la culture. La Documenta est alors devenue le terrain de rencontres et de la renaissance. Pour ces raisons, c’est plus qu’une simple exposition : il y a également des conférences, des films et d’autres activités de haut niveau. C’est à Cassel, par exemple, qu’Adorno a donné sa conférence la plus significative, en 1959. À Cassel, donc, tous les cinq ans, on produit de la culture, on intervient sur l’art et la culture contemporaine, en lien avec le sens de la société contemporaine.
Quelle est la question la plus complexe que l’on vous a posée avant de vous engager ?
« Qu’y a-t-il de nécessaire ? »
Et qu’avez-vous répondu ?
La Documenta n’est pas une exposition allemande ou européenne, mais un patrimoine de l’humanité, car tous les artistes, les commissaires et les intellectuels du monde font référence aux lignes de pensées qui émergent de chaque édition. Nous vivons dans une époque de confusion et donc j’ai répondu qu’il était nécessaire d’affronter cet aspect, d’essayer de dissiper la confusion. Nous vivons une révolution technologique, un « âge numérique » qui a des conséquences sur les façons de communiquer, de ressentir et de connaître. Internet influe sur l’articulation ou sur la désarticulation des anciennes et de nouvelles manières d’entrer en contact. Mais je ne sous-estimerais pas les aspects techniques du numérique, la fin d’une époque analogique, par exemple, dans la construction de l’image visuelle : avant, pendant l’ère « photographique », l’image était liée à la réalité, elle en était un « indice ». Plus maintenant. Donc cette époque est en quelque sorte devenue préphotographique, avec une caractéristique néanmoins que la phase préphotographique, historiquement parlant, n’avait pas : je parle de la vitesse et de la facilité de la fabrication et de la dissémination des images, qui aujourd’hui ressemblent plus à des mots. Mais en même temps, aujourd’hui les mots sont « désémantisés », ils perdent leur signification (aussi à cause de l’Internet) et leur pouvoir de vérité ; c’est également la conséquence des médias de masse et de la publicité qui ont traversé le XXe siècle. Et comme les mots sont « désémantisés », les images perdent leur pouvoir : c’est une question plutôt délicate ! Donc, pour revenir à la question, il est aujourd’hui « nécessaire » que l’on intervienne sur cet aspect. Il y a aussi une confusion relative : les rôles, les hiérarchies et les critères selon lesquels on juge de la qualité, se confondent. Je peux dire seulement une chose sûre et certaine, c’est que les artistes sont en haut de l’échelle. Moi, en tant que commissaire, je ne vaux rien à côté des artistes.
Mais certains commissaires sont des metteurs en scène qui considèrent les artistes comme des figurants…
D’un côté, j’aime beaucoup la liberté curatoriale, être le metteur en scène de grandes expositions collectives. Mais c’est au cœur de son propre travail qu’un commissaire doit avoir une boussole bien claire, dans chaque acte qu’il commet. Par exemple, ce n’est pas sa cote qui légitime un artiste. Il défend des personnes qui peignent très bien des fleurs, qui vendent beaucoup et des artistes comme Michael Asher qui n’a jamais cédé une œuvre, mais qui est très important pour l’art conceptuel ou, encore, des artistes qui font des performances et donc n’ont pas de marché et qui gagnent leurs vies avec les maigres cachets qu’ils gagnent lors de festivals. Le contraire est également vrai : il y a des artistes de grande qualité dont la cote est très élevée. Mais avoir ou ne pas avoir de valeur marchande ne légitime personne dans un sens ou dans l’autre.
Les commissaires ont-ils l’autorité pour dire qui est artiste ?
Non, ce sont les artistes eux-mêmes. Ils savent qu’ils sont de vrais artistes, depuis toujours. Parfois, ils haïssent leurs alter ego, parfois ils les aiment ; ils respectent ceux qui n’ont pas de marché, mais qui restent très importants. Les artistes savent, et c’est comme une grande chaîne, un fleuve. C’est une sorte de conversation qui se tient depuis des siècles. Il est essentiel de comprendre que ça a toujours été ainsi et que cela le restera, malgré ce que font ou ne font pas les commissaires, les politiques, les collectionneurs ou les galeristes, qui n’a aucune importance substantielle. Il s’agit seulement d’un braillement à la surface.
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De Turin à Cassel via Sydney
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°296 du 6 février 2009, avec le titre suivant : De Turin à Cassel via Sydney