Meilleur cinéaste que peintre, Julian Schnabel est toujours l’un des rois de New York. Portrait d’un personnage en quête d’auditoire.
De l’artiste Julian Schnabel, tout le monde connaît son rôle de composition, assez proche finalement de celui d’un Philippe Starck, ses outrances, sa mégalomanie et son flair de businessman. Il y a chez cette bête de scène les tentations prométhéennes de L’homme qui voulait être roi. « Peindre, c’est nier la mort », déclare-t-il en paraphrasant Andrei Tarkovsky dans le livre Instant Light. Les ressorts de la machine de guerre sont cousus de fil blanc, mais efficaces. D’autant plus qu’en vrai caméléon, l’ancien bad boy a troqué ses rodomontades pour afficher le visage d’un wise guy [homme sage et avisé]. Un ton qu’il avait adopté dans son film sur Basquiat où son propre personnage apparaissait en moraliste. Cette veine oraculaire profilait déjà dans son autobiographie C.V.J. Nicknames of Maître D’S & other excerpts from life publiée à l’âge de 36 ans, alternant sentences de grand manitou et souvenirs de chien fou. Alors qu’on s’attend à voir un énergumène bourru en pyjama, conformément à la légende, Schnabel vous accueille avec amabilité et un poil de séduction. « Il est conscient de l’image qu’il veut donner et s’adapte vite à son interlocuteur, remarque l’artiste Édouard Prulhière qui fut son assistant de 1991 à 1995. Il y a beaucoup de stratégie, mais il est sincère par rapport à son être de fiction. » Tout à tour peintre, sculpteur, cinéaste, musicien, décorateur d’intérieur, l’artiste est un vrai couteau suisse, alternant le meilleur, comme l’extraordinaire film Le Scaphandre et le papillon, et le pire avec ses peintures au kilomètre. L’homme Protée est boulimique, fertile et véloce. « On peut le comparer dans l’esprit à Rauschenberg, il n’a pas d’inhibitions, il est spontané, très prolifique », observe David Leiber, directeur de la galerie Sperone Westwater. Mais le grand spectacle ne produit pas de la grande peinture !
Un alliage d’art et de vie
À sa manière de déplacer ses grands tableaux dans son atelier en les prenant à bras-le-corps, il est clair que Julian Schnabel aime se colleter physiquement à la toile. Comme si en épousant celle-ci, il mariait son art à sa vie. En 1978, il écrivait déjà dans un carnet de route madrilène : « je veux que ma vie soit intrinsèquement liée à mon travail, comme une voiture compressée. Si ce n’est pas le cas, mon travail ne serait qu’une simple chose. » Pour la galeriste Catherine Thieck (New Galerie de France, Paris), « c’est le Picabia d’aujourd’hui, y compris dans son comportement vis-à-vis de la peinture, dans sa bad painting. Il a des attitudes de vrai peintre. Le magma de la peinture lui est indispensable. » Le réseau social aussi. « C’est un homme de ressources qui travaille beaucoup socialement aussi, souligne Édouard Prulhière. Il fait ce qu’il faut pour rencontrer les gens qu’il faut, a une capacité de persuasion étonnante. S’il veut quelque chose, il peut l’obtenir. » Né à Brooklyn et élevé au Texas, Schnabel a l’ambition chevillée au corps. Cuisinier de jour dans les années 1970, il construira ses réseaux le soir, tout en peignant d’arrache-pied la nuit. Il deviendra très vite l’un des seigneurs de New York, en exposant en 1979 chez une galeriste de son âge, Mary Boone. D’emblée, il connaît le succès avec ses grandes peintures viscérales. En 1980, il expose à la Biennale de Venise et sept ans plus tard au Centre Pompidou. Ne sachant pas sur quel pied danser, il oscille entre figuration et abstraction, s’inspire de façon plus ou moins avouée de Sigmar Polke, Picabia, Gaudí et Rauschenberg. Aussi déroutant qu’une girouette, il accumule les séries, les assiettes cassées d’après Gaudí, les peintures sur velours et les crucifixions, les collages de grands bois de cervidés et les tartines sur des tentures de théâtre Kabuki, les dessins de navigation jusqu’à récemment les images gonflées de radiographies. Il touille dans un grand brouet culture populaire et histoire de l’art, sacré et profane. Qu’importe la vacuité du résultat pourvu qu’il y ait l’ivresse de l’expérimentation. « Je n’aime pas la répétition, déclare-t-il. Faire des œuvres comme des signatures, c’est être payé à arrêter de penser. C’est un piège… C’est un signe d’arrogance, de résignation ou d’atrophie. » Il s’attire les foudres du milieu de l’art, moins par les faiblesses de son travail que pour son arrogance. « Je lui disais que ce n’était pas à lui de dire qu’il était comme Picasso, mais il ne laissait pas les autres le faire à sa place, admet son ancienne épouse, Jacqueline Schnabel. Quand on dit : je suis la plus belle, personne ne va venir vous le confirmer. » L’intéressé amorce un mea culpa : « C’est difficile de grandir sur scène. La plupart de mes provocations n’étaient que de la plaisanterie ». Il prête aussi le flanc à la critique par son goût de la surproduction. « Mais Picasso ou Monet n’étaient-ils pas aussi productifs, défend le collectionneur Peter Brant. Le problème c’est que l’on compare ses mauvaises œuvres avec les meilleures des autres et c’est très injuste. »
Star du marché, plus connu que ses autres compères néoexpressionnistes David Salle ou Eric Fischl, Schnabel connaîtra une grandeur et décadence à la Salvador Dalí. La crise de 1990 le déboulonne de son piédestal et divise ses prix par deux. Mais l’homme a du ressort. « La résignation est ma plus grande crainte », avait-il écrit dans ses Mémoires. « Je suis comme dans le film Le Parrain, confie-t-il aujourd’hui. On lui tire cinq coups dessus, et il est toujours vivant ! » Avec un art consommé du rebond, il revient en selle en 1996 grâce au cinéma. Non que son premier film Basquiat, académique et hagiographique en diable, soit convaincant. Schnabel dénature même la réalité en s’octroyant le beau rôle de « mentor » qu’il ne fut pas. Mais l’artiste se fait la main avec Avant la Nuit avant de sortir le magnifique Scaphandre et le papillon, justement primé au Festival de Cannes. Un film humain, subtil, tout en nuances qu’on ne soupçonnait guère possible chez ce peintre. Étrangement, ce long-métrage d’une sensibilité extrême s’appuie sur l’intime, l’affleurement et l’effleurement, alors que sa peinture cède, elle, au gigantisme. « L’intimité n’est pas une question d’échelle mais d’expérience. Ma peinture n’est pas froide, elle est humaine », se défend-il. Et d’ajouter : « Je fais des films pour qu’ils aient une influence cathartique sur les gens, y compris moi-même. » Cette impression, il espère aussi la produire avec son prochain film dont il a terminé le scénario, basé sur Miral, un livre de Rula Jebreal traitant de femmes palestiniennes en Israël. « L’effet papillon » lui aura été profitable à plus d’un titre, en donnant un nouveau coup de projecteur à sa peinture, notamment dans les pays émergents, en Chine et prochainement à Mumbai. « Ses prix sont plus importants maintenant que dans les années 1980, ils ont doublé ces cinq dernières années, souligne David Leiber. Il a malgré tout plus de soutien des curateurs européens qu’américains. »
Décor à sa (dé)mesure
Décorateur d’intérieur pourrait être une nouvelle corde à l’arc de Schnabel qui fut réquisitionné pour le réaménagement du Gramercy Park Hotel à New York. Il faut dire que le showman en quête d’auditoire s’est taillé un décor à sa (dé)mesure avec le Palazzo Chumi, étonnante bâtisse rose bonbon déployée sur sept niveaux en plein Greenwich Village. « Je suis responsable de chaque poignée de portes, chaque balustrade », dit-il en faisant le tour du propriétaire. Une folie architecturale qui a d’abord fait tiquer les riverains ! Ce sens de l’excès se retrouvait l’an dernier dans son exposition au château de Derneburg (près de Hanovre), ancienne propriété de Georg Baselitz rachetée par le collectionneur américain Andy Hall. « Schnabel était l’un des rares artistes à pouvoir occuper un tel lieu, observe ce dernier. Beaucoup de créateurs auraient été intimidés par la présence latente de Baselitz. Julian pouvait lui se frotter à l’espace sans être démonté. » En fait, rien ne démonte Schnabel, pas plus l’espace que les nouveaux jeunes loups de l’art. « On vit dans une époque totalement myope. La question n’est pas qui l’a fait en premier, mais qui l’a fait en dernier », regrette-t-il. Ce qui ne l’empêche pas de soutenir depuis longtemps un jeune artiste Vahakn Arslanian. Dans son autobiographie, Schnabel écrivait déjà : « Aujourd’hui, je vois des artistes qui étaient courtisés une décennie plus tôt et qui sont amers et agressifs parce qu’ils ne supportent pas de voir la foi inconstante de leurs fans. Ils ont peur d’être rejetés et sans boulot… Si vous avez peur que quelqu’un de plus talentueux que vous prenne votre place, vous l’avez déjà perdue. »
1951 Naissance à New York
1979 Exposition à la galerie Mary Boone, New York
1996 Film Basquiat
2007 Film Le Scaphandre et le papillon
2008 Scénario de Miral, exposition à la galerie Bodhi Art à Mumbai, Inde (12 décembre- 21 janvier 2009)
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Julian Schnabel
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°290 du 31 octobre 2008, avec le titre suivant : Julian Schnabel