Le collectionneur américain Hubert Neumann achète depuis cinquante ans avec une rare indépendance d’esprit. Portrait d’un prosélyte.
Pour comprendre un collectionneur, il faut bien souvent le découvrir dans son antre. L’antre, c’est bien le mot qui s’impose à la visite de la demeure d’Hubert Neumann à New York. Le visiteur y va de découvertes en diversions dans un pêle-mêle anarchique. Deux Chaissac se dévoilent derrière une télévision. Au détour d’un cagibi, une toile fiévreuse de Jean-Michel Basquiat vous envoie un uppercut. Ailleurs, vous vous prenez les pieds dans un Xavier Veilhan, trébuchez sur un Jeff Koons, avant de frémir devant un tableau à vous couper le souffle de Giacometti. Tutoyant Francis Picabia et Karen Kilimnik, de jeunes artistes à la palette tapageuse comme Justin Craun, Eric Parker, Wendell Gladstone ou Christian Schumann entonnent une fanfare visuelle. On l’aura compris, à l’instar d’un Dr Barnes, Neumann ne se soucie pas plus du décor que du décorum. « La maison de son père à Chicago était pareille. Il a grandi dans cet esprit et n’a jamais vu un tableau accroché à la bonne hauteur, souligne l’ancienne galeriste Jennifer Flay. Les œuvres sont des traces de vie, et non une parade. Rien n’est placé pour la contemplation du visiteur. » D’après Xavier Veilhan, « en mettant un Giacometti derrière un portemanteau, il considère l’œuvre comme suffisamment forte pour qu’elle n’ait pas besoin d’un écrin. C’est finalement un signe de confiance ».
Le « non-modernisme »
Si Neumann manifeste une volonté claire de démonstration, celle-ci passe plutôt par le discours. À coups de citations philosophiques empruntées à Slavoj Zizek ou à Alain Badiou, sa dernière toquade, il s’affirme avec beaucoup d’aplomb comme détenteur d’une certaine vérité. Volontiers provocateur, il force même le trait de l’opposant au mainstream ou de l’irréductible incompris. « Hubert le Bohémien représente l’antithèse absolue de ces couples omniprésents, collet monté et ambitieux socialement, qui, manquant d’humour, considèrent une plaque sur une aile d’un musée comme la gratification d’une vie », lance l’artiste Ashley Bickerton. La galeriste new-yorkaise Sandra Gering renchérit : « Hubert mange, boit, vit d’art. Toute sa vie est tournée autour de sa collection et de sa famille. »
Difficile en effet d’évoquer Hubert Neumann sans décliner la lignée, initiée par son père Morton, homme d’affaires de Chicago ayant fait fortune dans la vente par correspondance, et poursuivie aujourd’hui par ses deux filles Melissa et Belinda. L’aventure commence voilà cinquante ans, lorsque Morton Neumann achète Léger, Dubuffet ou Giacometti sans rechercher l’aval des conservateurs. Une indépendance que son fils conservera mordicus. « Le Basquiat le plus sauvage, c’est chez lui qu’on le retrouve. Le Twombly le plus intense aussi. Son Matisse, c’est un papier découpé. Il aime prendre des choses délaissées, indique Xavier Veilhan. C’est l’intensité, la radicalité qui l’intéresse. Chez l’artiste le plus bizarre, il choisira la chose la plus bizarre. » Et pour légitimer ses intuitions, Neumann les arrime à un credo : le « non-modernisme ». « Lorsque vous regardez un John Currin, vous voyez un espace visuel fermé, avec un cadre, des bordures. Karen Kilimnik, elle, offre une nouvelle façon de regarder la peinture, explique-t-il. Si un artiste crée un espace unique, profondément lié au “non-modernisme”, alors c’est un grand artiste. Le style est une conception moderniste. Aujourd’hui, la question porte sur l’espace. » Pourquoi ne pas utiliser la formule de « postmodernisme » ? « C’est un mot abâtardi par les architectes, avec une connotation nihiliste, balaye-t-il. Le non-modernisme, c’est la négation du modernisme. C’est pareil en politique. L’approche moderniste de la guerre, c’est l’Amérique. L’approche non-moderniste, asymétrique, c’est Al-Qaida. » Une conception atonale dans laquelle Neumann n’intègre aucune vidéo ou installation. Un signe étrange de conservatisme pour un promoteur de l’ouverture. Bien qu’il soit le plus grand collectionneur au monde de Veilhan, Neumann aime souffler dans les bronches des Français. « Le vocabulaire visuel en France n’a pas progressé de la même façon qu’aux États-Unis avec le pop art. L’équivalent français n’est pas génial, grince-t-il. Je me demande comment vous pouvez avoir de grands penseurs comme [Gilles] Deleuze, et que cela ne se traduise pas dans votre art. Mais la société française est fermée, ce qui n’est pas le cas des États-Unis. »
« Beau mais insipide »
Hubert Neumann pousse parfois le bouchon trop loin, en plaquant un discours intellectuel sur des œuvres qui ne le méritent pas nécessairement. Les choix opérés dans les cinq dernières années laissent ainsi souvent perplexes. « Quand on fait une collection, on réussit à établir un lien entre des choses qui n’en ont pas. Le lien, c’est le collectionneur lui-même, défend Xavier Veilhan. Comme il est très engagé, à partir du moment où ça rentre dans sa collection, il n’y a pas de différence de niveau entre Bickerton, Matisse ou un psychédélique californien. Il établit cette équivalence. Il est en cela proche des artistes, dont la fonction presque sociale est de construire cette cohérence qu’on appelait la beauté ou l’harmonie. Tout son travail est de porter cet ensemble sans qu’il se démantèle, pour qu’il reste un organe vivant, une forme évolutive. » Des tombereaux de critiques se sont toutefois abattus sur l’exposition « The Incomplete », qu’Hubert Neumann a organisée à l’automne dernier au Chelsea Art Museum (New York) à partir des pièces les plus actuelles de sa collection. « Beau mais indéniablement insipide, les œuvres de ces jeunes artistes et de certains des plus âgés, spécialement Bickerton dont l’influence hante l’exposition comme le fantôme de Jeff Spicoli, donne des défis artistiques dignes des publicités de Nike », a écrit rageusement Christian Viveros-Fauné dans l’hebdomadaire new-yorkais Village Voice. Ces critiques font sortir de ses gonds Manon Slome, conservatrice au Chelsea Art Museum: « Je crois qu’à long terme l’exposition sera considérée comme séminale et aura une résonance identique à celle qu’avait eue l’Armory Show de 1913 et que les gens n’avaient pas alors compris. » Les blâmes laissent d’ailleurs le collectionneur de marbre. « Beaucoup de gens détestent ce que j’achète, s’amuse-t-il. C’est trop radical pour eux. Quand j’ai acheté Basquiat, personne n’en voulait. Quand je m’intéressais aux peintures de Kilimnik, tout le monde ne jurait que par ses dessins. Pensez-vous qu’en 1952 les gens appréciaient Giacometti ? » Et d’ajouter : « Tous les collectionneurs veulent la même chose. Je ne trouve pas que Gerhard Richter soit un très grand peintre, c’est ennuyeux. Je n’ai vu que deux bons Polke dans ma vie. Je suis convaincu que notre réalité actuelle est très différente de ce qu’ils font. » Très influent, l’homme sait engager un bras de fer avec les galeries pour obtenir la priorité d’accès aux œuvres. « C’est l’esprit de conquête des Neumann. Hubert et ses filles ont toujours les yeux grands ouverts et sont aux premières loges. Ils arrivent toujours à leurs fins », affirme Deborah, sa compagne.
Défiance vis-à-vis des musées
Bien que prêteur, le collectionneur ne siège dans aucun conseil d’administration de musée. Il n’est pas plus donateur. « Je ne donne pas car les œuvres sont vues chez moi par des gens plus sérieux, des gens qui ne sont pas figés dans le temps. Lorsque vous mettez une œuvre au musée, vous lui ôtez la vie ou vous la mettez à la cave. Les musées frappent à ma porte, mais ils ne vont pas très loin », ironise-t-il. Plutôt que donner, il lui est arrivé de vendre, notamment Factum II, de Robert Rauschenberg, au Museum of Modern Art (MoMA) à New York. « Quand ils doivent payer un très gros prix, ils ne remisent pas les pièces à la cave… » Et de poursuivre la diatribe : « Les musées méprisent les collectionneurs. Je n’attends pas du respect, mais un comportement raisonnable, et je pense qu’il y a beaucoup de gens non responsables. Les musées n’ont aucune raison d’être arrogants alors qu’ils ont hérité d’œuvres choisies grâce à la vision des autres. C’est indécent que John Elderfield du MoMA dise dans un article que lorsqu’il montait l’exposition “Matisse-Picasso”, il y avait une quantité d’œuvres dont les propriétaires ne méritaient pas de les posséder ! » Du côté des conservateurs, cette défiance est perçue comme de la mégalomanie déplacée. « Il agit comme s’il avait la plus importante collection au monde, ce pour mener son monde à la baguette un peu comme Hugo Chavez », s’indigne un directeur de musée.
S’il est vraisemblable que la collection reste dans la famille après son décès, Neumann caresse en revanche le rêve de plusieurs expositions sur la question du « non-modernisme », notamment à Paris. « Il aimerait avoir une activité de curateur, que l’on attribue difficilement à un collectionneur, observe Jennifer Flay. La gestion de la collection Morton Neumann n’est pas suffisamment excitante pour lui. Il a envie de s’impliquer davantage dans la formulation d’une idée sur l’esthétique. » Mais pour l’instant, les musées ou centres d’art ne semblent guère ouverts à ses demandes...
1931 Naissance à Chicago. 1980 Exposition « The Morton G. Neumann Family Collection » à la National Gallery de Washington. 2003 Aide au « Projet hyperréaliste » de Xavier Veilhan à la Biennale de Lyon. 2007-2008 Exposition « The Incomplete » au Chelsea Art Museum, New York.
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Hubert Neumann, collectionneur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°285 du 4 juillet 2008, avec le titre suivant : Hubert Neumann, collectionneur