La Whitechapel Gallery a réussi la gageure de rassembler à Londres des vestiges de la grande époque de l’art conceptuel britannique, de 1965 à 1975. Un éloge de l’absurde stimulant, où le visiteur est invité à « vivre dans sa tête ».
LONDRES (de notre correspondant) - Monter une exposition d’art conceptuel des années soixante et soixante-dix n’est pas chose aisée : la plupart des œuvres originales ont depuis longtemps disparu – tombées en miettes ou autodétruites – et, en règle générale, les protagonistes de l’époque ne dansent plus sur les tables, ne se couchent plus dans des baignoires pleines d’ordures et ne brûlent plus leurs créations en public. Pourtant, certaines pratiques de l’art conceptuel ont subsisté, de même que certains artistes. La Whitechapel Gallery les a rassemblés à l’occasion de “Live in your head” (Vivre dans sa tête).
L’art conceptuel est né en Europe avec Fluxus. Il n’existait aucun interdit pour ces artistes réunis en un groupe informel. Une œuvre pouvait se composer de “10 % de musique, 25 % d’architecture, 12 % de dessin, 18 % de cordonnerie, 30 % de peinture et 5 % de parfum”. En Grande-Bretagne, la peinture et la sculpture ont largement cédé la place à l’écrit et à la performance. Les idées absurdes se sont transformées en réflexions sérieuses destinées à créer des œuvres d’art, à l’instar de la gravure Map of itself (1967) d’Art and Language, fondé par les théoriciens et critiques d’art Terry Atkinson, Michael Baldwin, David Baindridge et Harrold Hurell.
L’art conceptuel britannique ne proposait pas de directions précises ; il ne constituait pas un véritable mouvement artistique jusqu’à l’avènement, en 1966, du “Destruction in Art Symposium” à Londres, organisé par le Polonais Gustav Metzger qui a attiré des artistes du monde entier à South Bank, où l’artiste a exécuté une de ses célèbres peintures éphémères à l’acide. La disparition de l’objet d’art était le leitmotiv du symposium. De nombreux artistes ont adhéré à cette idée, dont Keith Arnatt est l’un des meilleurs exemples ; dans un texte de 1970 présenté à la Whitechapel, il écrit : “Ne rien faire pourrait-il être ma contribution à cette exposition ?”
Les œuvres étant, conceptuellement, dans l’air plus qu’elles ne sont accrochées, il revient au visiteur de participer afin qu’elles puissent “vivre dans sa tête”. Cette idée domine la plupart des pièces exposées, avec tout de même quelques stimuli visuels. Ainsi, un espace particulier a été attribué à chaque artiste, où figurent notamment des photographies de Stuart Brisley se baignant dans des ordures à Berlin et des vidéos des années soixante-dix de Gilbert & George. Roeluf Louw y a recréé sa pyramide de 6 000 oranges à la disposition des visiteurs.
L’un des vestiges visuels les plus troublants résulte d’une performance des années soixante : la petite boîte de cuir Still & chew/Art and culture de John Latham, qui renferme quelques lettres, des livres et des petits flacons remplis de poudres et de liquides. Alors qu’il enseignait à la St. Martins School of Art, à la fin des années soixante, John Latham avait emprunté à la bibliothèque Art and culture, l’ouvrage de Clement Greenberg sur le Modernisme. Il demanda à ses étudiants d’en arracher les pages et de les mâcher une par une ; le résidu ainsi obtenu fut alors traité à l’acide et distillé afin de recueillir l’essence liquide du livre. Lorsque la bibliothèque a réclamé le volume, John Latham lui a remis sa petite boîte contenant le texte régurgité de Greenberg ; après quoi, il fut renvoyé de l’université.
“Live in your head” ne se contente pas de louer l’absurde, elle prouve qu’une exposition peut être stimulante intellectuellement tout en étant composée de 10 % de bois, 18 % de photographies, 15 % de vidéo, 12 % de miroirs, 10 % d’oranges, 7 % de poussière et 3 % de spaghetti.
- LIVE IN YOUR HEAD (Vivre dans sa tête), jusqu’au 2 avril, Whitechapel Art Gallery, 80 Whitechapel High Street, Londres, tél. 44 207 522 78 78, tlj sauf lundi 11h-17h.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°99 du 18 février 2000, avec le titre suivant : Retour sur le conceptuel