Art non occidental

L’Europe et l’art des antipodes

La création australienne vient à Amiens

Par Aurélien Gaborit · Le Journal des Arts

Le 30 juin 2000 - 1212 mots

L’art de l’Australie a toujours souffert d’être comparé. Découvert il y a moins de cent ans, il a été assimilé à une production préhistorique ou, dans le meilleur des cas, considéré comme moins inventif que l’art océanien. L’art des Aborigènes d’Australie est indissociable de leur histoire, depuis leur origine mythique jusqu’à nos jours, avec le renouveau artistique des années soixante-dix. Si l’exposition présentée à Amiens offre une vision globale de l’art australien, les musées européens le donnent à voir de différentes façons, entre l’histoire de l’art et l’ethnologie.

C’est vers 1770 que le fameux navigateur anglais James Cook découvre l’Australie. Abordant sur la côte est de cette terre inconnue, il noue les premiers contacts entre les Européens et les Aborigènes, présents sur ce continent depuis plus de 50 000 ans.

Les premiers colons anglais s’installent en 1788, au sud-est du territoire, à proximité de la mer. C’est à la même époque que sont engagées les premières expéditions scientifiques destinées à assurer l’exploration et la future exploitation de cette gigantesque île. Les témoignages les plus divers sur l’Australie arrivent en Europe au début du XIXe siècle, rendant certes compte d’une réalité, mais alimentant également l’imagination : des spécimens ou des représentations d’animaux jusqu’alors inconnus, de nouveaux échantillons botaniques et minéralogiques, viennent compléter les collections des musées de sciences naturelles, institutions alors en pleine expansion. Et les récits, les dessins et les objets ayant trait aux sociétés aborigènes sont rapprochés des découvertes archéologiques faites en Europe qui révélaient l’existence d’un monde préhistorique, d’une société originelle, de l’homme primitif.

C’est par ce contexte historique que débute l’exposition du Musée de Picardie, démontrant clairement que l’Australie, au même titre que l’Égypte, a été le lieu d’une compétition entre les Anglais et les Français. En octobre 1800, Bonaparte accepte d’envoyer une mission sur le cinquième continent. Les vélins prêtés par le Musée d’histoire naturelle du Havre montrent le travail de deux jeunes artistes français, Lesueur et Petit et font ressurgir les témoignages de cette exploration méconnue : la faune australienne, plus étrange que variée et la société aborigène de l’époque, considérée comme inchangée depuis des siècles. Ce point de vue était commun aux scientifiques et explorateurs et il va persister jusqu’au XXe siècle. Nombre d’objets ont été ramenés dans les plus grands musées européens pour être rapproché du matériel trouvé sur les sites paléolithiques et néolithiques, donnant naissance aux salles d’archéologie comparée des musées d’antiquités.

 Cette conception évolutionniste de l’humanité a longtemps marqué les présentations muséographiques et les systèmes de collecte des informations : considérant que les Aborigènes d’Australie ne faisaient pas grand cas des biens matériels et que leur mode de vie, basé sur la chasse et la cueillette, correspondait au stade primitif, les Européens ont ramené en grande quantité les objets de la vie quotidienne, outils, armes et objets liés à des pratiques médicinales.
Les collections australiennes du Pitt Rivers Museum à Oxford, constituées entre 1860 et 1910, celles des musées allemands, au Linden-Museum à Stuttgart ou au Museum für Volkerkunde de Berlin et de Francfort, sont issues de recherches ethnographiques et rassemblent nombre de boomerang, paniers, propulseurs, lances, boucliers, statuettes et poteaux funéraires. Les peintures sur écorce, en revanche, sont entrées bien plus tardivement dans les institutions muséales. Si l’art pariétal des grottes australiennes était connu sur tout le territoire, la plupart des Occidentaux n’avaient jamais vu les peintures aborigènes avant que celles-ci ne soient rapportées par les missionnaires, les voyageurs, les marchands et bien sûr les ethnologues et les ethnographes.

La colonisation totale de l’Australie avait été effectuée en moins de trente ans, entre 1830 et 1860. Les décennies qui suivirent furent particulièrement dures pour les Aborigènes, leur nombre se trouvant réduit peu à peu et le territoire dont ils disposaient diminuant au gré des arrivées de nouveaux colons par vagues : ils ont été regroupés dans des réserves ou des ghettos urbains et autour des missions. En Terre d’Arnhem, les Aborigènes, encouragés par les missionnaires et les fonctionnaires australiens au début du XXe siècle,  peignent sur des écorces les motifs rituels qui assurent la transmission des mythes fondateurs et vont leur permettre de gagner un peu d’argent. Les histoires évoquées sont les versions publiques des événements mythiques du Temps du Rêve. C’est par ce terme que l’on peut approcher la vision du monde des Aborigènes : le Temps du Rêve, c’est le moment ancestral et immuable de la création de toute chose, animée et inanimée, par des êtres mythiques : les plantes, les rochers, le feu, le miel, l’homme, l’émeu, le crocodile, tout l’environnement naturel des Aborigènes et l’explication du monde, qui se manifestent lors de rêves.

Le travail des artistes est extrêmement contrôlé par les initiés de la communauté : chaque sujet doit suivre un système de représentation conforme, assurer une qualité iconographique et technique, et en même temps cela permet de garantir l’origine de l’œuvre puisque chaque artiste est dépositaire d’un mythe, qui lui a été transmis et qu’il transmet. Les premières grandes expositions internationales d’art australien sont organisées à partir des années trente, mais beaucoup d’amateurs – et même des connaisseurs – lui préfèrent l’art océanien, plus riche de formes et de couleurs. Encore aujourd’hui, l’art des Aborigènes est sous-représenté dans les musées européens ; par manque d’espace d’exposition (comme à Barcelone ou à l’Institut ethnologique de Fribourg), un bon nombre de collections ne sont pas montrées, même dans des musées entièrement dévolus aux arts non-européens.

Dans les années soixante, l’ethnologue Karel Kupka a collecté un grand nombre de peintures sur écorces, aujourd’hui présentées au Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (institution qui a prêté également les œuvres exposées à Amiens) et au Museum der Kulturen à Bâle. Et au moment où les musées européens révélaient cette peinture sur écorce, un autre type d’œuvre, exécuté à la peinture acrylique sur toile, se développait dans le Désert central d’Australie. De style beaucoup plus abstrait, de couleurs vives, ces œuvres se rapprochent de l’art contemporain international mais renvoient aussi aux mythes d’origine, en intégrant parfois des éléments de la vie moderne parfaitement figuratifs.

Ces dernières œuvres sont bien plus qu’une marchandise permettant aux Aborigènes de vivre, elles sont indissociables du statut de citoyen australien accordé en 1967 aux Aborigènes, du soutien apporté par les descendants des colons qui ont aidé à faire connaître et diffuser ces peintures. Ces tableaux sont indéniablement des marqueurs d’une identité culturelle et font exploser les frontières entre l’art moderne, l’art traditionnel, l’ethnographie et l’art sacré.

En France

- Australie, le Temps du Rêve et Bonheur des Antipodes, Regards sur l’art contemporain australien, jusqu’au 29 octobre, Musée de Picardie, 48 rue de la République, Amiens, tél. 03 22 97 14 05, tlj sauf lundi 10h-12h30 et 14h-18h, fermé le 14 juillet, catalogue 56 p., 65 F.

- Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie, 293 avenue Daumesnil, 75012 Paris
 

- LE MONDE ET SON DOUBLE, jusqu’au 23 juillet, Musée Rath, 1 place Neuve, Genève, tél. 41 22 310 52 70, tlj sauf lundi 10h-17h, mercredi 12h-21h

En Angleterre
- Pitt Rivers Museum, University of Oxford, South Road, Oxford, tél. 44 1865 270 927

En Allemagne
- Linden-Museum, Staatliches Museum für Volkerkunde, Hegelpl. 1, Stuttgart, tél. 49 711 202 24 08
En Suisse
- Museum der Kulturen, Augustinergasse 2, Bâle, tél. 41 61 266 55 00

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°108 du 30 juin 2000, avec le titre suivant : L’Europe et l’art des antipodes

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