Sydney porte la flamme

De la Biennale aux JO, la ville se mobilise

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 30 juin 2000 - 2135 mots

Sydney, la ville qui s’apprête à accueillir les Jeux olympiques du "Millenium", propose jusqu’au 30 juillet sa douzième Biennale d’art contemporain.

Dans un contexte parfois difficile politiquement, la manifestation propose à un public peu habitué aux grandes expositions internationales de découvrir les créations d’une cinquantaine d’artistes contemporains, sans restriction, puisque l’art aborigène est également au rendez-vous. Cette Biennale est l’occasion de revenir sur le contexte artistique de Sydney et de l’Australie en général, au moment notamment où l’art aborigène connaît un engouement inédit (lire p. 29). Les terres traditionnelles de Homebush Bay, le site des Jeux olympiques, sont également le théâtre d’un vaste programme de commandes artistiques à découvrir entre deux épreuves sportives.

À quelques encablures du Circular Quay et de son ballet de ferries, face au célébrissime opéra mais situé dans le quartier historique et touristique des Rocks, le Musée d’art contemporain (MCA) de Sydney se déploie sur plus de 2 500 m2 dans un bâtiment de style art déco construit dans les années cinquante. Cette institution unique en Australie constitue cette année le lieu principal de la Biennale de Sydney, douzième du nom. Pour la première fois d’ailleurs, le MCA est entièrement réservé à la manifestation internationale. Son organisation a été confiée, en cette année de “Millenium”, à un panel de six commissaires d’expositions (Fumio Nanjo, Louise Neri, Hetti Perkins, sir Nicholas Serota, Robert Storr, Harald Szeemann) coordonné par Nick Waterlow, ce dernier ayant déjà été responsable de la manifestation en 1979, 1986 et 1988.

Ainsi, la Biennale n’est pas, pour la seconde fois de son histoire, sous la responsabilité artistique d’une seule personne. Point non plus de thématique à proprement parler pour cette édition, mais plutôt un résumé de l’art des dix dernières années pour un public australien quelque peu exclu des axes de circulation de la création contemporaine qui privilégient l’hémisphère Nord et la trilogie États-Unis - Europe - Japon. “Cette Biennale est un peu comme un hit-parade, estime ainsi Elizabeth Ann Macgregor, directrice du MCA. Je ne pense pas qu’elle ait une grande thématique ou vision. Et comment pourrait-elle en avoir en étant organisée par six commissaires ? D’un point de vue professionnel, elle pourrait apparaître comme imparfaite. Mais pour le public, c’est un grand avantage, parce que l’on peut avoir Seydou Keita, Richter, Gordon Bennett, Yoko Ono, des artistes très différents dans une seule exposition.” Et de fait, les visiteurs se sont précipités à la Biennale, puisque le MCA a recensé 11 898 entrées les dix premiers jours, tandis que l’autre lieu principal, la Art Gallery of New South Wales (AGNSW), en comptait 24 113 dans le même temps.

Cette affluence reflète bien le désir du public de découvrir l’art contemporain international, l’un des points les plus importants qui ont prévalu à la création de la Biennale de Sydney en 1973, une année cruciale pour la ville. La manifestation doit son existence à un ingénieur d’origine italienne, Franco Belgiorno-Nettis. “Mon histoire d’amour avec Venise, où j’ai effectué des voyages fréquents depuis des années, est la source d’inspiration de la Biennale, écrit-il dans un texte publié dans le catalogue de la Biennale 2000. Comment briser l’isolement de l’Australie que je ressentais si fortement au début des années cinquante ? Comment injecter ce zeste d’extravagance internationale, d’originalité et de vision explosive réunis à Venise, aux Giardini, à la Corderie, à l’Arsenal, avec leurs traditions séculaires ?

Avec le concept d’un tel événement comme la Biennale dans une ville si vibrante, si éclectique et maintenant si multiculturelle que cette ville formidable, la ville de Sydney.” Pourtant, la première édition de la manifestation n’était pas à proprement parler une très bonne exposition. D’ailleurs, la AGNSW ayant refusé de l’accueillir dans ses murs, elle fut présentée dans un espace du nouvel Opéra qui venait juste d’être inauguré. Ce nouveau bâtiment a d’ailleurs été comme une électrochoc pour la ville. “C’est un accident que l’opéra soit si bien, estime Leon Paroissien, ancien directeur du MCA et de la Biennale 1984, mais aussi l’une des personnes clés du milieu artistique de Sydney. Il n’a jamais été prévu que ce soit un chef-d’œuvre architectural. Beaucoup de choses arrivent ainsi à Sydney. Saarinen était dans le jury du concours. Et l’histoire dit qu’il est arrivé en retard et que le projet du Danois Jørn Utzon avait déjà été rejeté pour son design. Il l’a finalement sauvé et c’est lui qui a gagné le concours. Puis, le gouvernement a changé au profit des conservateurs et l’architecte a démissionné.

Le bâtiment a été fini par le gouvernement qui a modifié le projet. Mais l’Opéra est devenu à Sydney un symbole pour les arts.” Entre 1973 et 1975, un gouvernement travailliste a introduit un grand nombre de réformes, apportant notamment un soutien important et jusque-là inédit aux arts plastiques. Il a en particulier créé la National Gallery de Canberra qui, jusqu’à ce que le Getty Museum ouvre, a eu pendant des années le plus important budget d’acquisition au monde. Elle a ainsi acheté un grand nombre d’œuvres modernes et contemporaines, comme des Pollock…

Ce gouvernement a aussi fondé, à cette époque, l’Australia Council for the Arts, chargé de promouvoir la culture australienne, notamment à l’étranger, et dont Leon Paroissien fut le premier responsable pour les arts visuels. Ce dernier a développé des ateliers et des programmes à l’étranger. Les circonstances ont également voulu que cette instance soit créée non pas à Canberra ou à Melbourne, mais à Sydney. Cette implantation a donné une grande importance à la ville et le milieu des arts plastiques a commencé à s’y développer. “ Mais en fait, Sydney est comme un village qui aurait grandi rapidement ”, estime aujourd’hui Leon Paroissien. À son arrivée à la tête de la nouvelle institution, ce dernier a tout d’abord œuvré pour persuader les responsables de la première Biennale d’en faire une suivante, tout en proposant de se tourner vers un vrai professionnel. Il fut ainsi fait appel à Thomas G. McCullough, qui s’était déjà fait un nom en montant une série d’expositions de sculptures près de Melbourne, pour organiser la deuxième Biennale, en 1976.

De fait, la Biennale a transformé Sydney en important centre pour l’art contemporain en Australie, notamment face à Melbourne, la vieille capitale culturelle que l’on compare souvent ici à Boston. La manifestation, qui a toujours eu la réputation d’être indépendante, s’est ainsi efforcée au fil des années de montrer une jeune génération d’artistes avant qu’ils ne deviennent des stars mondiales. Certaines cependant, comme celle de René Block, en 1990, comprenaient des pièces plus anciennes. L’édition 2000 est de ce point de vue quelque peu particulière puisqu’elle réunit des artistes davantage confirmés, ou, tout au moins, faisant déjà partie du circuit des grandes expositions internationales. Le choix, pour la France, de Sophie Calle, est de ce point de vue représentatif. La liste des artistes ne l’est pas moins lorsque l’on y croise Matthew Barney, Vanessa Beecroft, Louise Bourgeois, Ilya & Emilia Kabakov, Bruce Nauman, Shirin Neshat, Chris Offili, Pipilotti Rist, Jeff Wall, Gillian Wearing ou Franz West.

La Biennale 2000 est cependant organisée dans un contexte peu favorable aux arts plastiques. La situation est actuellement difficile politiquement pour le milieu de l’art. Une réforme fiscale introduite par le gouvernement conservateur, la GST (Goods and Services Tax), équivalent à notre TVA, risque de lourdement pénaliser les artistes et le marché de l’art, de même qu’une réforme concomitante de l’impôt sur le revenu. Le Musée d’art contemporain traverse lui aussi une période difficile de son histoire. Ce dernier a pour origine la Power Gallery, sur le campus de l’université de Sydney, du nom d’un Australien expatrié. Après avoir quitté le pays en 1906, John Power a vécu en France, en Angleterre et en Belgique pour devenir un peintre surréaliste. Ce médecin de formation avait reçu un gros héritage de son père. Quand il est mort en 1943, il a légué sa fortune à l’université de Sydney pour développer un musée et pour enseigner l’art contemporain.

La collection, qui a véritablement débutée à la fin des années soixante, était plutôt une collection de recherche. Elle comprend notamment un très intéressant fonds d’art cinétique des années soixante. Quand Leon Paroissien est arrivé à la tête de l’institution en 1982, il a commencé à acheter davantage d’œuvres majeures et notamment de l’art aborigène. Plusieurs collectionneurs ont également proposé des dépôts ou ont fait des donations. Si le musée a véritablement été créé en 1989, il ne s’est installé dans son bâtiment actuel qu’en novembre 1991. L’université de Sydney continue d’apporter un soutien à l’institution mais l’appui financier du gouvernement des Nouvelles-Galles-du-Sud, soit 200 000 dollars australiens (816 000 francs), reste largement insuffisant pour que le musée puisse fonctionner normalement. La levée de fonds privés pour la culture est relativement difficile en Australie où il n’existe pas à proprement parler, à l’inverse des États-Unis, une tradition de mécénat.

Le pays est davantage tourné vers le sport qui attire la plupart des “sponsors”, phénomène qui s’est d’ailleurs intensifié à l’approche de l’ouverture des Jeux olympiques. Pour la survie de cette institution unique en Australie, sa directrice Elizabeth Ann Macgregor a récemment entrepris des discussions avec la National Gallery de Canberra et avec la AGNSW. “Nous préférions rester indépendants, mais s’il est préférable de se rapprocher d’autres institutions, nous le ferons, estime-t-elle aujourd’hui. Mais il est crucial qu’un musée soit ici consacré à l’art contemporain.” La National Gallery de Canberra pourrait prêter des pièces. Deux étages actuellement fermés pourraient les accueillir, ainsi que des créations utilisant les nouveaux médias. “Pour l’instant, nous regardons les accords entre le MoMA et PS1, à New York, confie la directrice. Nous pourrions être affilié, mais tout ceci est en discussion.”

L’autre collection publique d’art contemporain, à Sydney, est celle de la Art Gallery of New South Wales, même si ses trustees avaient pendant des années des goûts très conservateurs. Elle possède ainsi une grande collection de peintures britanniques victoriennes qui reflète les goûts de cette époque. Elle s’appuyait sur un conseiller à Londres qui choisissait directement des œuvres. Jusqu’au début des années quatre-vingt, aucun conservateur de musée n’était spécialisé en art contemporain dans le pays. En fait, les pièces les plus importantes ont été achetées depuis vingt ans, comme une œuvre d’Yves Klein ou un grand Kounellis. Cette collection est symptomatique de l’évolution du milieu de l’art à Sydney depuis quelques décennies et de son ouverture sur le monde, en grande partie due à l’électrochoc de la Biennale. La baisse du prix des billets d’avion a aussi permis au pays de sortir de son isolement. Dans les années soixante, les artistes quittaient l’Australie et certains ne sont jamais revenus. Aujourd’hui, de nombreux créateurs vivent à Sydney, soutenus par un réseau actif de galeries, parmi lesquelles Sherman Galleries, Roslyn Oxley9 Gallery, Gitte Weise Gallery ou Sarah Cottier Gallery. Certaines sont d’ailleurs présentes dans les grandes foires internationales. Cependant, le coût du transport des œuvres les condamne presque toutes à ne travailler qu’avec des artistes australiens qui sont souvent soutenus par une nouvelle génération de jeunes collectionneurs. William Wright, commissaire de la Biennale de Sydney en 1982, qui travaille aujourd’hui pour les Sherman Galleries, insiste sur le succès des femmes artistes. “Plus de 50% des artistes phares de ce pays sont des femmes, constate-t-il. C’est vraiment inhabituel.” C’est ainsi le cas de Fiona Hall, Fiona Foley, Rosemary Laing, Justene Williams, ou, bien sûr, de Tracey Moffatt. Cette dernière fait d’ailleurs partie de cette génération d’artistes aborigènes “urbains” qui travaillent à la fois à partir des cultures traditionnelle et occidentale. Les œuvres de la Néo-Zélandaise Lisa Reihana exposées dans la Biennale 2000 sont également assez symptomatiques de cette approche qui diffère très largement d’une pratique plus traditionnelle, celle d’un Mick Tjapaltjarri, d’un John Mawurndjul, ou des artistes de Maningrida, eux aussi très bien représentés dans la Biennale. Cette présence de l’art aborigène aux côtés de pièces d’artistes occidentaux est quelque peu déroutante dans l’exposition. “L’art aborigène fait l’originalité de Sydney et il est important que la Biennale se distingue des autres, explique Elizabeth Ann Macgregor. Il s’agit aussi d’art contemporain parce qu’il est réalisé aujourd’hui.” Au-delà de cette approche strictement temporelle, la présence de cet art est également à analyser à un niveau socio-politique, avec l’organisation d’une grande marche de réconciliation nationale à Sydney le samedi 27 mai et la polémique concernant l’opportunité d’excuses publiques des dirigeants politiques aux Aborigènes.

Certes, avec un budget de 2 millions de dollars australiens (8,16 millions de francs), la Biennale de Sydney ne dispose que du dixième ou du vingtième des ressources d’autres manifestations internationales. Et certains artistes comme Richard Serra ou Sigmar Polke sont absents de la manifestation pour des raisons financières. Néanmoins, à son échelle, la manifestation atteint fort judicieusement son but : permettre au public australien, contre vents et marées, de découvrir quelques-unes des démarches les plus significatives de l’art contemporain.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°108 du 30 juin 2000, avec le titre suivant : Sydney porte la flamme

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