Géré par le Cabinet d’art graphique, le fonds de dessins modernes et contemporains du Musée national d’art moderne (Mnam), qui compte 18 500 numéros sur une collection de 45 000, est le département du musée conservant le plus grand nombre d’œuvres. Agnès de la Beaumelle et Jonas Storsve, respectivement conservateur en chef et conservateur, présentent ce département particulier qu’ils animent.
Le Cabinet d’art graphique du Mnam est le seul de ce type en France, avec ceux du Louvre et du Musée d’Orsay. Quand a-t-il été créé ?
Agnès de la Beaumelle : Il a été créé en 1975 un peu avant le déménagement du Mnam au Centre Georges-Pompidou. Pierre Georgel, son premier conservateur, est parti de la collection des dessins existante, et a aussitôt bénéficié de moyens généreux pour l’enrichir et la montrer au sein même du musée. Actuellement, les dessins sont tout à la fois intégrés au parcours de la collection et déployés dans la galerie d’art graphique (220 m2 niveau 4) qui leur est dévolue, avec deux “accrochages” par an (le dernier est celui de “Signes, traces, écritures”). Les deux autres créneaux de l’année sont consacrés à des “expositions” d’œuvres sur papier : la plus récente étant celle de Rosemarie Trockel organisée par Jonas Storsve. Quant au Cabinet d’art graphique proprement dit (qui est situé au 3e étage du Centre), il est tout autant lieu de consultation et d’étude des œuvres que lieu de conservation et de traitement : tout le monde peut venir regarder des dessins de Beuys, de Louise Bourgeois, ou de Kandinsky. Il suffit de prendre rendez-vous. Dix personnes travaillent dans le département, qui est loin d’être un lieu clos enfermé sur lui-même. Les échanges avec les autres secteurs de la collection sont constants. Jonas, Claude Schweisguth et moi-même collaborons par exemple aux grandes expositions du Centre. Et n’importe quel conservateur des cellules historiques et contemporaines peut proposer une exposition de dessins, ou suggérer une acquisition d’œuvre sur papier.
Jonas Storsve : Nous sommes le petit frère du Département de dessins du Louvre. Nous devrions d’ailleurs reverser des pièces au Musée Orsay tous les dix ans. En fait, un seul reversement a eu lieu, qui coïncide avec le transfert des collections du Mnam au Centre Georges-Pompidou en 1976, celui comprenant des dessins de Klimt, d’Ensor... Si l’on respectait véritablement la question des dates, les œuvres de Matisse, Kandinsky, Jawlenski devraient être reversées. Mais il est évident qu’elles ont leur place ici.
Continuez-vous à acquérir régulièrement des œuvres ?
AdlB : Nous n’avons pas de politique d’acquisition autonome au sein du Mnam, et nous puisons dans le budget général des acquisitions. Nous présentons nos propositions au comité d’acquisitions et les achats d’œuvres graphiques sont pondérés en fonction de ceux de peintures, photos, vidéos, etc. Tous les secteurs de la collection sont concernés : le dessin est un territoire commun dans la mesure où tous les plasticiens, tous les artistes dessinent. Si nous avions un budget autonome, nous ne pourrions pas acheter d’importantes œuvres sur papier, comme le collage 1929 de Miró, acquis plusieurs millions de francs. À chaque comité est présentée une dizaine d’œuvres graphiques. La part allouée aux dessins est assez importante, elle constitue près du cinquième du budget global. Le fonds est enrichi par des donations, des legs, comme les legs Kandinsky ou Antonin Artaud. Les grands fonds de dessins viennent par dation, telle la dation Chagall. Ces ensembles constituent des fonds d’étude exceptionnels, d’un grand intérêt scientifique, qui fait contrepoids à la pièce isolée qui reflète souvent le goût du conservateur, le goût du jour. Le Cabinet d’art graphique permet une respiration, une ouverture dans les options, plus légère que dans le choix de sculptures, de peintures, qui sont plus lourds. Nous soutenons aussi par des acquisitions les artistes dont nous programmons des expositions, comme Martial Raysse, Rouan, Barcelo, Alberola, Rosemarie Trockel, Marlene Dumas...
JS : Pour la scène contemporaine, des lignes se dessinent maintenant assez clairement avec, en dehors du domaine français, essentiellement le monde alémanique et les États-Unis. Ces deux axes ont été renforcés ces dernières années.
AdlB : Nous essayons aujourd’hui d’acheter moins d’ensembles, et plus de pièces importantes, uniques, pour ne pas alourdir la gestion des collections. Plus une œuvre est forte et autonome, plus elle est appelée à trouver sa place dans le parcours du musée. Nous voulons rendre nos achats plus visibles, et qu’ils ne rejoignent pas seulement le champ de l’étude ou des réserves.
Quel est le statut du dessin ? S’agit-il d’une œuvre autonome, ou d’un document de travail participant au processus d’élaboration d’une autre création ?
AdlB : Tour à tour journal intime, dessin de travail ou œuvre en tant que telle, le dessin dispose de son propre vocabulaire, de sa propre expression, de sa justification (voyez l’exposition Alberto Giacometti consacrée en ce moment au seul œuvre graphique de l’artiste). Je crois que la notion de dessin d’études devient de plus en plus périmée ! Les artistes contemporains agissent avec le papier de façon nouvelle. Quand Louise Bourgeois travaille le papier, elle est sur un autre registre, plus intimiste, plus personnel, plus sensiblement proche. Les dessins ont tous tendance à être des pièces à conviction, tout autant efficaces et accomplies que des créations sur un autre support. Ils répondent à des besoins précis de légèreté, de praticabilité, d’innocence presque. Le statut d’”œuvres” autonomes s’affirme alors.
JS : Aujourd’hui, beaucoup d’œuvres sont créées via l’ordinateur, l’appareil photo, et le laboratoire qui tirent les épreuves. Prenons l’exemple d’Allemands comme Gursky et Ruff. Ils sont tellement liés à leur laboratoire qu’ils ne peuvent quitter Düsseldorf. Aussi, les artistes reviennent vers le dessin, parce que c’est quelque chose d’absolument immédiat.
AdlB : La mise en espace des dessins est également nouvelle. Le papier devient une feuille en liberté et fonctionne avec d’autres feuilles pour former un tout qui relève d’un nouveau langage plastique. Je pense par exemple aux travaux d’Anne-Marie Schneider. Le papier, c’est à la fois le carnet, une chose que l’on peut déployer, punaiser, accumuler et organiser avec des blancs, des silences.
JS : Dans ce domaine, nous venons d’acquérir une grande pièce de Sylvia Baechli, artiste suisse qui vit à Paris : une œuvre de vingt-trois dessins, qui occupe un mur de dix mètres.
Les œuvres sur papier sont très fragiles. Quelles sont les conditions de leur exposition ?
AdlB : La tradition veut qu’un papier soit exposé trois mois tous les trois ans. C’est la règle du Louvre. Mais nous sommes beaucoup plus souples, parce que nous avons besoin et le devoir de montrer les œuvres sur papier des artistes contemporains. Nous faisons en revanche très attention aux dessins “classiques”, de Pollock, de Mondrian, ou de Marcel Duchamp. L’intensité lumineuse est limitée à 50 lux et leur temps d’exposition est très réglementé.
JS : On voit très nettement la différence entre un dessin qui arrive chez nous après avoir été accroché au mur, dans un salon pendant des années, et un autre qui a été au contraire dans une boîte, protégé.
AdlB : Ceci est bien connu : le papier jaunit, se piquette. Toute variation de lumière joue sur lui. Et puis, les matériaux sont relativement volatiles : pastels, craie de couleur, fusain forment des dépôts qui sont instables. L’exposition des œuvres composites pose des problèmes de présentation et de conservation très complexes. Ainsi, l’un des derniers assemblages de Marcel Duchamp – With my tongue in my cheek (1959), moitié papier, moitié plâtre – est présenté comme un ready-made... On oublie qu’il faut le protéger, qu’à être accroché au mur comme un dessin, il s’abîme.
êtes-vous amenés à pratiquer des restaurations sur certains dessins ?
AdlB : Oui, un restaurateur à plein temps est attaché à la collection du Cabinet d’art graphique. Il examine les dessins au départ et à l’arrivée des expositions, et les restaure à chaque fois qu’il est nécessaire.
JS : Des techniques très précises et très fines permettent aujourd’hui des restaurations invisibles. Néanmoins, les œuvres voyagent toutes encadrées sous verre, et souffrent donc moins que les autres pièces de la collection. Elles sont bien protégées.
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Agnès de la Beaumelle et Jonas Storsve : « Le dessin, une pièce à conviction »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°123 du 16 mars 2001, avec le titre suivant : Agnès de la Beaumelle et Jonas Storsve : « Le dessin, une pièce à conviction »