PARIS
Patron de la culture à l’Unesco, ce théoricien du patrimoine a voulu placer cet héritage au cœur de l’avenir de nos sociétés.
Le Vénitien à la chevelure blanche se retire et le patrimoine mondial va perdre son plus élégant porte-parole. D’ici à l’été prochain, Francesco Bandarin aura quitté l’Unesco après quatorze années passées dans la maison où il est devenu le grand patron du département de la culture.
L’Unesco est l’agence des Nations unies spécialisée pour la culture, l’éducation et les sciences. C’est sous son égide qu’ont été remontés les temples d’Abou Simbel (Égypte) et de Borobodur (Indonésie) ; dans cette enceinte, Georges-Henri Rivière a voulu repenser le musée du XXe siècle ; Jean-Paul Sartre et Raymond Aron ont confronté leur point de vue sur la philosophie et l’engagement ; Giacometti, Miró, Picasso ou Matta ont apporté leur pierre à une grande maison bâtie à Paris par des architectes cosmopolites.
L’institution a été fondée à Londres dès 1945, sous une proclamation qui résume parfaitement sa mission : « Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix. » Depuis, les guerres n’ont pas cessé. L’Unesco ne peut plus prétendre vivre sur son glorieux passé. Désargentée, elle est conduite à réinventer un message qui n’a rien perdu de son actualité. La culture est devenue le principal marqueur, sinon le seul, de son identité.
Francesco Bandarin va quitter une organisation qui affronte une nouvelle crise, ayant perdu près d’un quart de son budget depuis le retrait des États-Unis (en raison de l’admission en son sein de la Palestine). Fin politique, il aura survécu à trois directeurs généraux, au profil et au caractère très dissemblables, sans heurt notable. « J’ai dû moi-même m’épanouir », résume-t-il en souriant. Ses patrons savaient bien que l’image de l’Unesco repose sur la culture. Ils pouvaient se fier à un vieux routier, qui connaît tout du secteur. Lui, de son côté, savait ménager les ego, tout en faisant avancer une vision claire de sa mission. « On parle beaucoup du soft power, résume un de ses collègues, Francesco Bandarin est un as du soft power, qui sait user de finesse dans la diplomatie, passer les compromis inévitables avec les États membres, se montrer discret ; mais qui a toujours eu le courage de parler et de s’opposer chaque fois que le besoin s’en est fait ressentir. Dans les enceintes internationales, la soft diplomacy est devenue le grand prétexte à l’inaction. Pas pour lui. »
Guerres, crimes et défis
Très construit, son discours ne sacrifie jamais à la langue de bois et aux phrases creuses qu’apprécient tant les diplomates et fonctionnaires de l’ONU. « Dans un milieu dans lequel la moindre mission soulève des montagnes de papier, il n’a rien du bureaucrate ou du technocrate », témoigne Pierre-André Lablaude. Cet architecte en chef des Monuments historiques a connu Bandarin il y a une dizaine d’années quand il fut envoyé pour une expertise par l’Unesco à Angkor : « Il a toujours su cultiver un réseau de par le monde, en sachant ménager les susceptibilités. Bien qu’italien, il a de très bons contacts avec les pays émergents et en développement, ce qui est un point sensible dans ces organisations intergouvernementales. » Gageons qu’il saura user de ses relations, notamment avec la Fondation de l’Aga Khan, pour continuer à exploiter ses compétences.
L’intéressé est bien conscient des défis qui s’adressent au patrimoine. « Sa protection dans les conflits, admet-il, est la question centrale de la période. » L’Unesco a imposé l’idée que l’héritage culturel appartient à l’ensemble de l’humanité, mais la communauté internationale reste toujours aussi démunie face aux situations d’urgence. Pas plus que la rafle des trésors artistiques perpétrée par les nazis, personne n’a pu empêcher le saccage des temples du Cambodge, le pillage du Musée national d’Irak à Bagdad ou la destruction des Bouddhas afghans et des mausolées maliens. Notre interlocuteur acquiesce. Mais, objecte-t-il, « aujourd’hui, l’Unesco a pu prendre en charge la reconstruction » de ces sépultures. Au-delà, « il faut travailler à un renforcement des conventions internationales », dont il reconnaît qu’elles ont pour l’essentiel une portée symbolique.
« Il y a, enchaîne-t-il, d’autres signes de progrès. Peu savent que la Cour pénale internationale peut se saisir des crimes culturels. Or elle vient d’ouvrir sa première instruction sur les dommages causés à Tombouctou (Mali). Un procès serait un message adressé au monde entier. En Syrie, nous avons obtenu un financement européen pour une mission chargée d’évaluer le mal causé au patrimoine et renforcer la lutte contre le trafic des biens archéologiques. En Libye, nous contribuons à la formation de la police… »
Au-delà des difficultés inhérentes à l’idée d’interventions d’urgence, il souhaite une « meilleure coordination » entre les forces concernées, États, armées, ONG…, en reconnaissant qu’elles apparaissent aujourd’hui « singulièrement désarmées ».
Le tourisme, ce « monstre »
Son responsable reconnaît également que la Liste du patrimoine mondial, fierté de l’Unesco, « touche sans doute un pic », en atteignant le millier de sites inscrits, au risque d’une banalisation mercantile. Il voit les nuages s’amonceler avec la crise économique. En Australie ou en Afrique, les réserves naturelles sont mises en cause par les gouvernements soucieux de faire place à l’exploitation minière : « Il ne faudrait pas que les États deviennent des ennemis du patrimoine ; beaucoup ne proposent plus de sites, quand ils ne réclament pas une réduction de périmètre des aires protégées. » Il reconnaît aussi bien volontiers que le tourisme, tout en alimentant le développement des pays d’accueil, est devenu un « monstre » qui est allé jusqu’à engloutir sa ville natale, avec laquelle il a gardé des liens étroits. Il a ainsi pris la plume pour dénoncer auprès du gouvernement l’entrée périlleuse des paquebots géants dans la cité des Doges. Il est le premier à déplorer l’afflux de « 60 000 touristes par jour dans une ville de 60 000 habitants ». Aujourd’hui, le Mont-Saint-Michel, le Machu Picchu ou Angkor Wat sont aussi menacés par cette pression. Un des grands regrets de Bandarin est de n’avoir pu mettre à contribution une industrie touristique, préoccupée uniquement de profits à court terme, dont il tient le comportement pour « scandaleux ».
L’Unesco joue un rôle de mentor, mais n’a pas de pouvoir d’intervention directe. À la tête du Comité du patrimoine mondial d’abord, puis au poste qu’il occupe aujourd’hui, Francesco Bandarin a cependant renforcé « les capacités de monitoring », confié à des experts indépendants : « Nous déposons 150 rapports d’évaluation de site chaque année. » Même s’il est le premier à savoir que les avis d’experts font ensuite l’objet de marchandages diplomatiques.
Son credo est « d’associer le patrimoine à un développement économique et social maîtrisé ». Irina Bokova, directrice générale de l’Unesco, s’est ainsi battue à New York pour que la culture devienne un volet important des « objectifs du millénaire » affichés par l’ONU, lesquels doivent faire l’objet d’une évaluation en 2015. Bandarin n’est pas peu fier du succès diplomatique obtenu avec la déclaration de Hangzhou (Zeijiang, Chine) en mai 2013, qui pose la culture « au cœur des politiques du développement ».
L’autre souci affiché, auquel il n’a sans doute pas trouvé la réponse, est d’obtenir, aux côtés des traditions, plus de place pour la création. En dépit des dérapages un peu grotesques, telle l’inclusion du « repas gastronomique des Français », il défend ainsi l’idée du « patrimoine immatériel », qui fait l’objet d’une convention « encore jeune, permettant d’attirer l’attention sur des techniques de tissage ou des rites de danse, qui pourrait aussi ouvrir la voie à des créations nouvelles ».
Fédérateur
Francesco Bandarin est un architecte urbaniste, qui s’est pris de passion pour les cités historiques et les questions d’environnement. Il enseigne à la faculté de Venise. Mais il n’a jamais construit d’édifice ou remanié de quartier. Pour Lablaude, « sa grande chance est justement de n’avoir jamais été praticien, ce qui lui a donné la distance pour se concentrer sur la théorie », dont il a voulu développer une optique humaniste.
Ayant suivi sa formation à Venise puis à Berkeley, il est revenu dans sa ville pour s’occuper du projet d’aménagement de la lagune, baptisé « MOSE ». Le projet, qui a mis des décennies avant de voir le jour, repose sur un système de digues destinées à protéger la cité des inondations. Par extension, il a été donné à un vaste plan de protection de la lagune. « Bandarin a joué un rôle essentiel pour dépasser le débat technique, portant sur la fonctionnalité des digues, pour porter un enjeu civique et culturel de première importance. Il a été essentiel pour fédérer des spécialistes qui ont apporté cette multidimensionnalité à la loi », témoigne un architecte vénitien qui a travaillé avec lui à l’époque, Ugo Camerino.
Dans la foulée, Francesco Bandarin a élu domicile au château Sant’Angelo à Rome pour diriger la programmation du Jubilé de l’an 2000. Une soixantaine d’événements culturels et religieux, une vingtaine de restaurations majeures de monuments, des projets architecturaux confiés à Richard Meier ou Renzo Piano, des palais rouverts, des sites antiques réhabilités après avoir été en proie aux meutes de chats. Pendant trois semaines, une trentaine de millions de visiteurs se sont pressés sans incident, dans une ville transfigurée.
Dans le maquis des administrations, cette réussite tenait véritablement de l’exploit. Du reste, Bandarin a trouvé une organisation structurée comme l’Unesco « bien calme » en comparaison. Aujourd’hui, quand on lui parle de son avenir, avec un sourire de sphinx il évoque sa collection de maquettes, le dernier concert de Monteverdi, les cours de pilotage d’avion et des vacances avec son épouse au Chiapas. Gageons que le patrimoine ne saura longtemps se passer de ses conseils avisés.
Retrouvez la fiche biographique développée de Francesco Bandarin sur Le Journal des Arts.fr
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Francesco Bandarin, adjoint au directeur général de l’Unesco
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Abonnez-vous dès 1 €1950 Naissance à Venise.
1975 Diplôme d’architecte à la faculté de Venise, suivi par un diplôme d’urbaniste en 1977 à Berkeley.
1980 Nommé professeur d’urbanisme à la faculté de Venise.
1994 Directeur des projets de la sauvegarde de Venise et de la lagune.
1995 Directeur de la programmation du Jubilé de Rome.
2000 Directeur du Centre du patrimoine mondial, à l’Unesco.
2011 Adjoint au directeur général de l’Unesco, chargé de la culture.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°409 du 14 mars 2014, avec le titre suivant : Francesco Bandarin, adjoint au directeur général de l’Unesco