Les artistes s’accordent à penser que les prix d’art contemporain, bien qu’utiles, constituent des tremplins tout relatifs dans le développement d’une carrière.
Face à l’inflation du nombre de prix d’art contemporain, mesurer leur impact sur la carrière des artistes n’est pas chose aisée. Si le très sélect « Praemium Imperiale », décerné chaque année à Tokyo par la Japan Art Association, ajoute indéniablement du lustre à une carrière, il ne contribue pas véritablement au développement d’un parcours. Cette institution considérée comme le « Nobel des arts » ne couronne en effet que des artistes accomplis (ainsi Robert Ryman en 2005, Daniel Buren en 2007 et Enrico Castellani en 2010 dans la catégorie peinture, ou César en 1996 et Anish Kapoor en 2011 chez les sculpteurs). C’est donc vers les distinctions réservées aux artistes en milieu de carrière ou à la création émergente qu’il faut se tourner pour en relever un éventuel effet.
La plupart des artistes s’accordent à noter que la participation à ces événements n’est jamais totalement dénuée d’intérêt, notamment parce qu’une dotation financière, plus ou moins généreuse, est souvent à la clef, parfois accompagnée d’un budget permettant la production de nouvelles œuvres. Il y a néanmoins prix et prix, surtout quand ceux-ci sont portés par des entreprises où l’enjeu marketing semble primer sur la dimension artistique. Loin de rejouer la guerre des anciens et des modernes, force est de constater que certaines récompenses résonnent de manière plus anecdotique que d’autres, en fonction d’un savant mélange entre crédibilité des intervenants (membres du jury, commissaires d’exposition, rapporteurs, artistes sélectionnés), sérieux dans l’organisation et pertinence des propositions. Tacita Dean estime ainsi que seuls « quelques prix [sont] intéressants », ajoutant que ces récompenses « sont utiles pour ceux qui les donnent car ils génèrent une presse importante ».
Le Ricard, baromètre de la création
Unanimement reconnu pour sa qualité globale, le prix de la Fondation d’entreprise Ricard, lancé en 1999 pour distinguer un artiste de la jeune scène française, a d’emblée convié des intervenants sérieux tout en s’améliorant progressivement, en particulier à la faveur d’un réaménagement de ses locaux. Didier Marcel, son premier lauréat, se souvient que l’espace d’exposition « ressemblait plus à un salon pour traiter des marchés avec les directeurs de Ricard. L’initiative a indéniablement progressé et Colette Barbier [directrice de la Fondation] confie aujourd’hui le commissariat à des jeunes gens. C’est un baromètre assez fidèle du paysage de la création plastique. Dans le registre des initiatives qui ont fait leurs preuves, ce prix est d’un niveau on ne peut plus correct ».
Quoique moins établis, d’autres concours sont encore loin de convaincre de leur pertinence en termes artistiques. Un récipiendaire des Audi talents awards s’étonne ainsi de n’avoir jamais rencontré de représentant de l’entreprise : « Audi délègue toute l’organisation à une entreprise de communication événementielle dont l’art n’est pas le métier et qui n’y connaît strictement rien, ce qui rend difficile la conduite du projet exposé pendant la Fiac [Foire internationale d’art contemporain] ; je suis resté totalement libre mais le suivi a été catastrophique et m’a fait perdre un temps fou. Leur principal intérêt semble être d’utiliser l’image de l’artiste. »
Nommé en 2008 pour le prix Meurice pour l’art contemporain, Didier Marcel rapporte des conditions d’exposition à l’époque inadaptées, dans les espaces de l’hôtel parisien : « Il est incongru de montrer des œuvres en l’absence des conditions nécessaires pour les accueillir avec respect ; mes pièces souffrent de la qualité de ce type de lieux. On venait boire une coupe de champagne et voilà, c’était un peu folklorique. Mais certains artistes peuvent sans doute tirer quelque chose de ces situations, et parce que cela existe d’autres peuvent inventer d’autres modèles. »
Lauréat en 2006 du prix franco-espagnol Altadis (du nom de l’entreprise binationale de distribution de tabac disparue depuis), Laurent Grasso relève que « l’opération était plutôt intéressante puisqu’elle donnait lieu à la participation à une exposition en France et en Espagne et à la publication d’un petit catalogue, ce qui se révèle toujours utile. » Et d’ajouter : « On a parfois de mauvaises surprises, mais je pense néanmoins qu’il peut y avoir autant de prix qu’on veut. Si les artistes sont responsables et font leur travail, il ne devrait pas y avoir de problème : on ne peut pas reprocher aux entreprises de vouloir faire des prix, on peut reprocher aux artistes de tout accepter. »
S’il est tentant d’imaginer que les prix délivrés par des structures institutionnelles souffrent moins des contraintes de la communication, la réalité est plus nuancée. Ainsi Saâdane Afif a-t-il en 2012 remporté le très discret prix Günther-Peill (du nom d’un industriel du verre décédé en 1974), décerné tous les deux ans depuis 1996 par la fondation éponyme sise à Düren, en Allemagne. L’artiste mentionne l’absence totale de visées communicationnelles pour ce prix doté de 25 000 euros et accompagné de la tenue d’une exposition personnelle, dont la liste des lauréats ne comporte rien moins que les noms de Rosemarie Trockel, Fischli & Weiss ou David Claerbout. Lauréat en 2006 du Prix international d’art contemporain décerné par la Fondation Prince-Pierre-de-Monaco, Afif en souligne le caractère « très agréable, en premier lieu parce que le jury étudie des œuvres qui lui sont envoyées par des rapporteurs. C’est donc une œuvre qui est candidate et primée, et non l’artiste, ce qui rend les choses beaucoup plus simples et met moins de pression. » Un sentiment partagé par Didier Marcel, récompensé en 2008, selon lequel la qualité des jurés et rapporteurs est ici comme ailleurs primordiale et permet de tisser des liens utiles. « Les artistes peuvent y développer des opportunités, car ces prix amènent des rencontres qui, de fil en aiguille, peuvent générer des projets. »
Le Turner, sa pression
L’effet d’entraînement est un vecteur non négligeable, note Tacita Dean, lauréate du prix Hugo-Boss en 2006 : « Même s’il est important, ce prix n’a pas changé grand-chose pour moi, mais à la suite de cela j’ai été nommée pour le Turner Prize (1) et cela a changé des choses ! J’étais l’outsider, je n’ai pas gagné, mais cela m’a apporté plus de reconnaissance. Vous ne savez jamais vraiment quel impact cela a sur vous. Parfois les effets sont positifs, parfois ils peuvent être négatifs, cela dépend de là où en est votre carrière. Je ne crois pas que cela ait eu un effet sur le marché, mais ce dont je suis sûre, c’est que beaucoup plus de gens ont vu mon travail avec le Turner Prize. En revanche, c’est un événement très lourd à gérer en termes de pression car une énorme communication est organisée autour de lui. Si l’exposition paraît faible ou que vous avez pris une mauvaise décision, il peut détruire votre carrière ! »
La pression, c’est ce que relèvent également nombre d’acteurs du prix Marcel Duchamp (2), qui en une douzaine d’années est parvenu à gagner une visibilité internationale reconnue comme bénéfique aux artistes français. Pour Laurent Grasso, qui en fut récipiendaire en 2008, « c’était un moment délicat car le calendrier était assez serré. Il m’a fallu six mois pour penser le projet montré à la Fiac et environ six mois pour élaborer l’exposition au Centre Pompidou, cela monopolise donc l’artiste pendant un an ».
Tous déplorent en outre la complexité de l’organisation : « La relation entre le Centre Pompidou, qui loue ses espaces [pour l’exposition du primé] et l’équipe du prix Marcel Duchamp n’est pas claire, estime un ancien lauréat ; on n’est pas invité par Beaubourg ! » Un point de vue partagé par Didier Marcel, nommé en 2008 : « On sent cette lourdeur de Beaubourg pas du tout faite pour accueillir un projet d’un jeune artiste aujourd’hui ; tout à coup les projets deviennent rigides et pas dans le ton. »
Nécessité de l’exposition
Unanimes sont aussi les participants à regretter la tenue de la manifestation dans le cadre de la Fiac ; à l’inverse du Turner Prize, la distinction ne donne pas lieu à une véritable exposition de tous les participants au sein de l’institution partenaire. D’après un autre vainqueur, « le problème du prix Marcel Duchamp est de mettre en valeur la « nomination » et non le seul lauréat, ce qui jusqu’à présent n’a pas été fait. Une foire n’est pas le cadre pour mettre en valeur une œuvre, cela met en avant les marchands, non les artistes. Cette année, une exposition à Tours (3) a permis de montrer tous les candidats, ce qui change un peu les choses. »
Quant à la portée du prix lui-même, Laurent Grasso reconnaît « un effet médiatique indéniable, mais la carrière d’un artiste est plus que cela, c’est une trajectoire qui s’alimente de toute l’énergie qu’on parvient à monopoliser pour faire avancer son travail. Je trouve positif qu’il y ait des prix et d’en faire partie, mais l’artiste ne doit pas se reposer là-dessus ».
Les artistes et les prix d’art contemporain ? Des liaisons parfois heureuses, parfois houleuses !
(1) Organisé par la Tate Britain à Londres pour récompenser un artiste en général britannique. Tacita Dean est nommée en 1998, année où le prix est remporté par Chris Ofili.
(2) Créé en 2000 par l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français), qui est animée par des collectionneurs privés, le prix distingue un artiste français ou résidant en France.
(3) « Les nommés du prix Marcel Duchamp 2012 », château de Tours (29-juin-16 septembre).
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Les artistes et l’effet « prix »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°385 du 15 février 2013, avec le titre suivant : Les artistes et l’effet « prix »