La très grande majorité des 100 plus importants artistes contemporains vivent et travaillent dans leur pays. Les États-Unis restent la scène artistique la plus dynamique.
Voici quelques semaines, nous avons publié dans le Journal des Arts (n° 371, du 8 au 21 juin 2012) la première édition de l’Artindex, palmarès des artistes les plus en vue à l’échelle internationale. Pour ce faire, nous avons utilisé les données de la société Artfacts qui indiquent, pour chaque artiste, son pays d’appartenance défini en fonction de sa nationalité, presque toujours liée au pays de naissance.
Pourtant, comme tous les individus, les artistes sont mobiles et ils peuvent, dans certains cas, ne plus résider et créer qu’en partie dans le pays où ils sont nés, voire ne plus vivre du tout dans celui-ci. Cette probabilité apparaît d’autant plus forte que l’on a affaire, dans ce palmarès des cent artistes les plus reconnus, aux artistes les plus internationaux, ceux qui sont le plus susceptibles de se jouer des frontières. Il nous a donc semblé intéressant de « corriger » l’appartenance nationale, telle qu’elle est exprimée en considérant le passeport des différents artistes, en tenant compte désormais du pays ou des pays dans le(s) quel(s) ils sont installés et créent. Comme nous l’avions signalé dans nos articles du dossier précédent, une certaine part d’erreur est assez inévitable. Les artistes, surtout lorsqu’ils sont très soutenus par les institutions de leur pays d’origine, rechignent à rendre public le fait d’avoir émigré, totalement ou en partie, presque toujours vers une scène étrangère plus porteuse que celle à laquelle ils appartenaient antérieurement. Les résultats que nous avons obtenus sont toutefois suffisamment massifs pour que, par-delà tel ou tel cas qui pourrait être discuté et, éventuellement, qui nécessiterait d’être corrigé, certaines tendances se dégagent très nettement.
Les artistes restent chez eux
Premier enseignement, massif, à l’ère supposée de la globalisation et du métissage, de l’effacement des frontières nationales, l’immense majorité des artistes, même les plus consacrés internationalement, continuent de vivre et de créer dans le pays même où ils sont nés. Tel est ainsi le cas de pas moins de 80 % d’entre eux (deux autres artistes seulement se partageant désormais entre leur pays de naissance et un second pays). Cette proportion massive d’artistes vient clairement contredire l’idéologie d’une errance continue des artistes internationaux, tout comme le fait qu’aucun d’entre eux ne vive et ne crée durablement dans plus de deux pays. Même si les nouvelles technologies rendent parfois l’attachement à un atelier moins contraignant, l’acte de création reste très inscrit dans un (ou deux) espaces donnés. Ainsi, sur les cent artistes les plus visibles dans le monde, pas moins de quatre-vingt-seize vivent et créent durablement dans un seul pays, quatre seulement dans deux d’entre eux ! Par ailleurs, si l’on considère le pays de résidence et non plus celui d’appartenance telle que celle-ci est exprimée par le passeport, on n’obtient que dix-neuf changements de pays. Cette part est loin d’être négligeable, mais le phénomène reste nettement minoritaire – et encore, les changements sont parfois seulement partiels, un artiste pouvant continuer à vivre et créer en partie dans son pays d’origine, même s’il s’est généralement rapproché des grands centres de création internationale que sont notamment New York et Berlin, tout particulièrement la première de ces deux métropoles. Ceci renvoie au fait que les déplacements internationaux apparaissent très déterminés par l’importance des pays dans le monde de l’art contemporain international.
Souvent, les artistes qui ont conservé la nationalité d’un pays très « périphérique » au monde de l’art et dont la présence peut, de ce fait, sembler surprenante dans le palmarès des cent artistes internationaux les plus reconnus, ont en réalité rejoint de longue date le « centre » du monde de l’art international, tout particulièrement les États-Unis – plus précisément encore, New York – et contribuent ainsi à renforcer la vitalité de la scène américaine.
Le poids prépondérant des États-Unis
De ce fait, alors que, si l’on considère la seule nationalité, les Américains occupent déjà, de très loin, la première place du classement, puisqu’ils sont au nombre de trente-cinq, contre « seulement » dix-sept artistes pour l’Allemagne, qui occupe une très confortable seconde position, devançant elle-même nettement le Royaume-Uni avec huit artistes puis, à égalité, la France, la Suisse et l’Autriche avec cinq artistes chacun, devant le Japon (quatre artistes), la Belgique (trois artistes), puis le Canada, les Pays-Bas et l’Italie (deux artistes chacun), et, enfin, douze pays représentés par 1 artiste chacun, la suprématie états-unienne devient encore plus écrasante si l’on considère le lieu de résidence. Ce sont, en effet, pas moins de… 44,5 (nous avons attribué un demi point à chacun des deux pays entre lesquels se partagent certains artistes) des cent principaux artistes internationaux qui vivent et créent sur le sol américain ! À eux seuls, les États-Unis concentrent aujourd’hui près de la moitié des artistes internationaux les plus consacrés. Le poids des autres pays importants ou assez importants de la scène internationale se trouve, pour sa part, généralement assez peu affecté par le changement de perspective en mettant l’accent sur le lieu de résidence : l’Allemagne passe de 17 à 18 artistes, le Royaume-Uni de 8 à 8,5, la France progresse de 5 à 6,5 artistes, l’Autriche se maintient à 5 artistes, la Suisse recule légèrement de 5 à 4, mais le Japon baisse plus sensiblement de 4 artistes à 1,5 seulement, les artistes japonais apparaissant très attirés par la scène américaine et fortement tributaire de celle-ci pour accéder à la consécration. Enfin, Belgique, Pays-Bas et Canada apparaissent dans le classement des pays de résidence et de création avec deux artistes chacun, tandis que Danemark, Suède, Mexique et Afrique du Sud n’en ont qu’un. Alors que le monde de l’art de la consécration internationale, entendu au sens de l’espace dans lequel se répartissent les cent artistes internationaux les plus reconnus, touche vingt et une nationalités, il ne s’étend plus qu’à quinze pays seulement quand on envisage les lieux de résidence. Il convient de souligner que disparaissent presque complètement du classement les pays les plus « exotiques », les nations non occidentales apparaissant pratiquement incapables de faire accéder seules leurs artistes à la consécration. Calculer la part des différents pays dans le total des points réunis par les 100 premiers du classement permet de tenir compte à la fois du nombre d’artistes par pays et de leur rang. Le palmarès des pays les plus importants devient alors le suivant (nous faisons figurer en premier le pourcentage de points obtenus en tenant compte du pays de résidence et nous le comparons avec celui, présenté en second, obtenu en considérant la nationalité) : 46,2 % pour les États-Unis contre 37,1 %, loin devant l’Allemagne (18 % contre 18,2 %), elle-même devançant nettement la Grande-Bretagne (8,3 % contre 7,63 %), puis la France (5,8 % contre 4,4 %), l’Autriche (5 % contre 5 %), et la Suisse (4 % contre 4,9 %). L’Italie, qui occupait une position confortable sur la scène internationale de l’art contemporain au début des années 1970, puis qui a connu un regain de vigueur avec la transavant-garde durant les années 1980, a désormais considérablement reculé, puisqu’elle ne contribue plus qu’à hauteur de 1,6 % à l’indicateur précédent (1,7 %). Les autres pays représentés en termes de lieu de résidence sont la Belgique (1,9 %), les Pays-Bas (1,6 %), le Danemark (1,3 %) et la Suède (0,8 %), le Canada (2 %), le Mexique (1,0 %), le Japon (1,3 %), l’Afrique du Sud (1,4 %). Notons enfin que les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord concentrent à eux seuls pas loin de… la totalité de l’indicateur (96,5 % contre 87,3 %) !
La France en pointillés
Qu’en est-il des artistes français ou vivant en France qui apparaissent dans l’Artindex ? Notons qu’à l’exception notable de Christian Boltanski (38e) (68 ans), qui vit en France, et de Pierre Huyghe (51e) (50 ans), qui se situe à la moitié du classement, mais dont la notice sur Wikipedia indique qu’il vit et crée à New York, les autres artistes français – et vivant quant à eux en France – consacrés peinent pourtant à accéder à la première moitié du palmarès, alors qu’ils sont déjà âgés (Sophie Calle (73e) a 59 ans, Daniel Buren (58e) 74 ans, et François Morellet (84e) 86 ans). Certes, la France a su donner une visibilité à l’artiste suisse Thomas Hirschhorn et attirer un autre étranger aussi important que l’Allemand Anselm Kieffer, mais ce dernier était déjà fortement consacré lorsqu’il s’est installé dans l’Hexagone, sans doute plus attiré par le pays lui-même que par sa scène artistique ; un peu à la façon dont un Cy Twombly, artiste américain déjà très reconnu, s’était installé en Italie. Quant à Anri Sala, de nationalité albanaise mais ayant longtemps résidé et créé en France, il vivrait désormais de plus en plus en Allemagne. Pierre Huyghes aux États-Unis, Anri Sala en Allemagne, il apparaît que la France peine désormais à jouer un rôle de consécration maximale. Si elle peut encore lancer des artistes et les faire accéder à des niveaux importants de visibilité internationale, le franchissement des marches les plus élevées peut nécessiter de s’orienter vers d’autres horizons.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
La carte et le territoire
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°376 du 5 octobre 2012, avec le titre suivant : La carte et le territoire