La délicate question des prêts

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 19 juin 2012 - 1021 mots

Les œuvres de qualité sont de plus en plus des monnaies d’échange dans un marché où les règles du jeu ne sont pas complètement établies.

Il n’est nulle institution prestigieuse sans une collection que le monde entier envie. En 2011, sept musées se distinguent pour avoir concédé une part importante de leur fonds (plus de 3 000 pièces) à l’extérieur, à court comme à long terme : le Musée de l’armée (11e au classement général, avec 23 810 prêts dont de très nombreux dépôts), le Musée d’Orsay (2e ex æquo avec 7 527 prêts), le Musée Vert-Museum d’histoire naturelle du Mans (122e avec 5 155 prêts), Les Arts décoratifs (5e avec 5 035 prêts, dont 1 200 en dépôt pour la nouvelle aile des arts de l’Islam au Louvre), le Centre Pompidou (1er avec 3 641 prêts) et le Quai Branly (2e ex æquo avec 3 514 prêts). Pour ces établissements, les premiers critères à remplir avant d’accepter une demande de manière collégiale sont les mêmes : un projet sérieux sur le plan scientifique et des conditions de conservation optimales. En France, le label « Musée de France » facilite les transactions, tandis qu’à l’étranger, l’institution demandeuse doit montrer patte blanche. Pour David Guillet, directeur adjoint du Musée de l’armée, à Paris, l’intérêt du public entre également en ligne de compte : « notre institution est volontiers prêteuse, mais réticente à voir partir des œuvres phares. Nous ne voulons pas léser nos visiteurs ».

Le Musée d’Orsay suit, pour sa part, la politique volontariste de son président Guy Cogeval : « J’ai tellement souffert, il y a vingt-cinq ans, en préparant des expositions en province, de voir renâcler les grosses institutions parisiennes que je me suis juré de faire autrement. » Depuis son arrivée, un grand nombre d’expositions se sont montées en régions autour d’une ou plusieurs œuvres phares des collections d’Orsay – Marseille, Le Havre, Nantes… « Il faut toujours penser aux petits musées qui font une exposition par an », poursuit-il, ajoutant que la « collection est à la disposition de l’ensemble de la nation », et que le musée en est dépositaire et non propriétaire. « Mon rôle [en tant que directrice des Arts décoratifs] est de donner à voir, de partager, de favoriser les échanges », renchérit Béatrice Salmon. Ouvrir les portes de sa collection à un regard extérieur suscite des interrogations rafraîchissantes.

C’est aussi l’occasion de mener un travail scientifique novateur, voire procéder à une restauration. À titre d’exemple : l’armure de Louis XIII à trois ans, prêtée par le Musée de l’armée pour l’exposition « Des Jouets et des hommes », peut-elle être considérée comme un jouet ? Place aux confrontations inédites et aux œuvres qui ne trouvent pas leur place dans l’accrochage permanent !

Ainsi les photographies de Claude Levi-Strauss, conservées par le Quai Branly, figurent aussi bien à la Triennale du Palais de Tokyo que dans une exposition à Defacto La Gallery, à la Défense, dans le cadre du Festival Atmosphères sur le cinéma et le développement durable. Idéalement, les prêts imposés par des opérations de « diplomatie culturelle » devraient être guidés par ces mêmes motivations. Les listes d’œuvres en partance pour Abou Dhabi le démontreront-elles ? Rien n’est moins sûr. Béatrice Salmon relève néanmoins l’effet pervers suscité par la « renommée » d’une œuvre : plus elle sera documentée, plus elle sera exposée et plus elle sera demandée.

Échange de bons procédés
Si David Guillet exclut toute idée de troc lors d’échanges qui peuvent subvenir entre deux institutions, et le Centre Pompidou évite de « systématiser une politique du donnant-donnant », un directeur de musée se doit impérativement d’entretenir des bonnes relations avec ses homologues. « On ne demande jamais avant d’avoir vu l’objet et parlé avec les responsables », explique David Guillet, sur l’importance de faire des choix précis. Entre collègues de longue date, la notion de réciprocité, voire d’« investissement », entre musées des beaux-arts prévaut sans dire son nom. Ainsi Guy Cogeval  s’est défait des très fragiles Danse à la ville et Danse à la campagne de Renoir au profit de la Frick Collection à New York, tout en se félicitant d’accueillir en septembre, pour « L’Impressionnisme et la mode », le portrait de Madame Georges Charpentier et ses enfants du même Renoir, que le Metropolitan Museum of Art n’a pas prêté à la France depuis 1974.

Côté rémunération, si l’exposition « clé-en-main » récompense le travail des conservateurs, rares sont encore les musées comme le British Museum, le Victoria & Albert Museum, ou le Centre Pompidou à demander « une redevance administrative […] en compensation des frais de gestion de la collection. » Une pratique qui semble se répandre, et dont les effets seraient « désastreux » selon Béatrice Salmon. Certains la justifient pour dissuader les quémandeurs, car les risques encourus par les œuvres font également partie de l’équation. Aussi sécuritaires et sophistiqués soient les procédés employés pour protéger les pièces en transit, le transport et la manipulation qui s’ensuit se font toujours au détriment de l’œuvre. Le tableau de Degas prêté par Orsay et volé à Marseille dans le cadre de l’exposition « De la Scène au tableau » est un cas de figure extrême. La directrice d’un musée parisien indiquait récemment qu’elle avait plus à craindre, en termes de conservation, pour les œuvres qui quittaient ses murs, que pour celles très fragiles (des statuettes en cire notamment) par temps de canicule.

Certaines pièces, par leur fragilité ou leur statut particulier, n’iront jamais voir si l’herbe est plus verte. Ainsi le mur de l’atelier d’André Breton et le Jardin d’Hiver de Dubuffet au Centre Pompidou, ou les pièces qui constituent les period rooms des Arts décoratifs. À force de sollicitations, deux icônes devraient bientôt ne plus quitter le Musée de l’armée avant un bon moment : le Portrait de Napoléon Ier d’Ingres et Verdun de Félix Vallotton (à l’issu de la rétrospective prévue à Orsay). Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, joyau de la collection Moreau-Nélaton assignée à résidence par son donateur, fait quant à lui l’objet de demandes répétées du groupe de presse japonais Yomiuri Shimbun.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°372 du 22 juin 2012, avec le titre suivant : La délicate question des prêts

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