Discret et modeste, le collectionneur François Trèves se veut citoyen en militant pour le Musée national d’art moderne ou le FRAC Bretagne. Portrait d’un honnête homme.
Pour bien cerner la personnalité du collectionneur François Trèves, il faut se plonger dans la définition de l’« honnête homme » donnée par les moralistes du XVIIe siècle. « L’honnête homme ne cherche pas à monter sur le théâtre du monde ; mais si sa naissance et la fortune l’y placent, il joue parfaitement son rôle », écrit Charles Saint-Évremont. Pour La Bruyère, « l’homme de bien est celui qui n’est ni un saint ni un dévot, et qui s’est peiné à n’avoir que de la vertu ». Vertueux, François Trèves l’est indéniablement. Président à la fois de la Société des amis du Musée national d’art moderne (MNAM) et du Fonds régional d’art contemporain (FRAC) de Bretagne, il joue la ligature entre public et privé. Sa discipline d’alpiniste lui impose modestie et discrétion. « Il se situe par rapport au monde et non l’inverse », relève son ami Marc Pottier, ancien attaché culturel auprès de l’ambassade de France à Lisbonne. L’intéressé avait d’ailleurs écrit, anonymement, dans le catalogue de l’exposition « Passions privées », présentée en 1995 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris : « Il y a une certaine indécence à s’exhiber, à montrer sur la place publique ce que l’on aime, ce que l’on souhaite cacher, parce que cela représente la profonde réalité. » Il ne s’agit pas là d’un cache-cache de coquet qui guette désespérément l’attention.
Discret, voire lunaire, ce champion de la diplomatie évolue toutefois dans la volière mondaine parisienne comme sur un coussin d’air. Bien que très entouré, il semble solitaire. « Je suis un enfant de remplacement, confie-t-il. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi j’avais certaines attitudes, un doute par rapport à ma propre existence. » François Trèves naît dans une famille française dont l’entreprise est spécialisée depuis 1836 dans le textile avant d’évoluer dans les années 1960 vers l’équipement d’automobile. Tenté par les recherches sur la radioactivité, il opte pour la voie scientifique. Sauf que, au lieu de compter les particules, il s’oriente vers le textile, impatience et atavisme obligent.
« Je ne suis pas un pro »
Rejoignant les affaires familiales à l’âge de 24 ans, il n’en ouvre pas moins son esprit au monde de l’art. Son regard ne sera pas aiguisé par les marchands, mais plutôt par les artistes, notamment Gérard Singer, qui lui présente Jean Dubuffet. À part Singer, que François Trèves continue à visiter trois fois par semaine alors que l’artiste est paralysé depuis quatorze ans, Henri Michaux figure en bonne place dans son panthéon. Difficile toutefois de mesurer les ressorts d’une telle proximité mentale. « À 14 ans, j’aimais déjà Henri Michaux, c’était l’élément stable de ma vie. Avec lui, j’étais un voyageur immobile », rappelle celui qui possède aujourd’hui une cinquantaine de ses œuvres. Ses achats débutent dans les années 1960, avec Matta et Corneille. « J’achetais au rythme des rencontres, c’est la raison pour laquelle j’ai une collection limitée. Je ne possède pas d’œuvres fondamentales de ces artistes, mais plutôt des petites choses acquises jour après jour », souligne-t-il. Suivent Zao Wou-ki, Edward Kienholz ou encore Dado, Pierre Buraglio, Jonathan Meese, George Condo ou Anselm Kiefer. « Je ne veux surtout pas avoir de raisonnement. Mon bonheur, c’est d’acheter quelque chose sans savoir ce que c’est. Je ne suis pas un pro », précise-t-il. Bien qu’il possède des œuvres de Pierre Huyghe, il n’est pas entièrement convaincu par la vidéo. « Quand je vois des vidéoprojecteurs chez certains, je trouve que cela fait gadget, car on n’est pas vraiment équipé, déclare-t-il. Si c’est pour faire semblant, ce n’est pas la peine. » L’industriel au goût classique n’a toutefois pas lancé de collection d’entreprise. « Il y a eu tellement d’échecs dans ce domaine, élude-t-il. La vraie réussite, c’est Renault. Il y a une barrière pour moi entre mon monde professionnel et le reste. »
Société peu démocratique
Les relations de ce grand patron avec les institutions publiques se jouent sur le mode de la connivence. Avec le pouvoir public au sens large, puisque, fort de ses connexions à l’étranger, il a souvent été convié par le chef de l’État dans ses voyages présidentiels. En 1996, François Trèves prend le relais d’Hélène David-Weill à la présidence de la Société des amis du MNAM. « Il a réveillé, relancé l’association quand il en a hérité. Celle-ci est plus ouverte sur le contemporain », relève Jean-Michel Raingeard, président de la Fédération française des sociétés d’amis de musées. Les activités concoctées par Marie-Stéfane de Sercey, directrice de ces Amis, sont aussi plus diverses et intenses. Tout en dynamisant le groupe, le président lui a insufflé davantage de chaleur. « François Trèves a sorti l’association du ghetto des quelques riches qui se réunissaient pour parler de Soulages, glisse un fin observateur. L’association repose aujourd’hui plus sur la grande bourgeoisie d’affaires que sur le conseil d’administration de la banque Lazare. » Cette simplicité que n’entache nulle prétention hégémonique a su amadouer le musée, plus enclin à l’incursion de la société civile dans ses murs. « Il a ainsi obtenu l’organisation notre dîner annuel au sein de Beaubourg », note la collectionneuse Micheline Fried. Si François Trèves résiste au snobisme, le travers de la mondanité gagne pourtant l’association. « C’est avec le côté mondain qu’on peut acheter une œuvre de Pierre Huyghe, défend François Trèves. Aux États-Unis, les gens qui offrent un million de dollars ne sont-ils pas mondains ? » Certes, mais ses tarifs d’adhésion (200 euros minimum) font de cette Société d’amis l’une des moins démocratiques de la capitale ! Pour désamorcer les critiques, Trèves a lancé cette année le groupe « Perspective pour l’art contemporain », regroupant des amateurs âgés entre 25 et 35 ans (cotisation annuelle : 150 euros).
D’autres enfin reprochent à l’association d’avoir généré un club dans le club, le « Projet pour l’art contemporain » (PAC), lancé en 2002 et accessible en échange d’un ticket d’entrée d’un montant de 5 000 euros. L’initiative est pourtant louable, le PAC ayant enrichi le MNAM d’œuvres de Kiefer, Ernesto Neto ou Valérie Favre. Mais, effet pervers, ce cercle s’est mû en instrument de pouvoir ou de valorisation sociale pour certains collectionneurs. L’affiliation au PAC pourrait aussi favoriser les délits d’initiés. Mais François Trèves veille à contrer toute dérive spéculative de la part de ses troupes. D’où un bras de fer avec un membre du PAC, réputé prompt à la revente. De même a-t-il refusé l’adhésion au PAC d’un amateur désireux de lancer un fonds d’investissement. « J’ai une haine pour la spéculation, je vis sans doute dans un autre monde, observe François Trèves. Il y a des gens qui viennent pour prendre des conseils et collectionner. Quand le marché s’effondrera, ce qui ne saurait tarder, ils s’en prendront “plein la gueule”. Je n’ai jamais rien vendu. Ce que j’ai chez moi est défendable, envers et contre le temps. » Autre risque du PAC, celui d’une manipulation par le musée des bonnes volontés privées. « Au début, les conservateurs téléguidaient les choix, aujourd’hui, ça a nettement changé, admet la collectionneuse Florence Guerlain. François sait être consensuel, écouter tout en étant ferme. » Un familier remarque toutefois que « l’association est desservie par la politique actuelle “plan-plan” du Musée national d’art moderne [tout excité par] deux ou trois artistes contemporains qu’on a vus dans toutes les capitales [avant de les voir] à Paris. »
Fin diplomate
Outre les activités précitées, François Trèves a accepté en 2003 la présidence du FRAC Bretagne. Une structure alors ensablée par les dissensions entre le comité technique et la Région. Sa diplomatie et son énergie sans tapage ont fait des miracles. « Il est très impliqué, présent dès qu’il y a un rendez-vous important pour le FRAC, déclare Catherine Elkar, directrice de l’institution. Il facilite les relations avec le monde politique et économique sans être interventionniste au niveau de la politique générale. » La perspective d’un nouveau bâtiment sous la houlette de l’architecte Odile Deck émoustille François Trèves. « Sa proposition est passionnante, affirme-t-il. C’est une joie de sortir de la mafia des architectes qui raflent toutes les commandes. » Pondéré, l’homme n’a pas toujours sa langue dans sa poche ! Il a d’ailleurs bataillé pour infléchir le choix en faveur d’Odile Deck. « Il est fin diplomate dans les négociations avec les politiques, indique Catherine Elkar. Il ne passe pas en force, mais a à cœur de convaincre sur des arguments. » Ce mélange de profil bas, tête haute fait de ce petit homme au nœud papillon l’une des personnalités les plus écoutées de la capitale.
1928 Naissance à Paris. 1996 Présidence de la Société des amis du MNAM. 2002 Création du « Projet pour l’art contemporain ». 2003 Présidence du Fonds régional d’art contemporain Bretagne. 2006 Lancement du groupe « Perspective pour l’art contemporain ».
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François Trèves
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°245 du 20 octobre 2006, avec le titre suivant : François Trèves