Bob Calle, collectionneur d’art contemporain

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 1 août 2007 - 1514 mots

Le collectionneur Bob Calle a mené deux carrières parallèles de haut niveau, en médecine et dans l’art. Portrait d’un ami des artistes père de Sophie Calle.

C’est le père de la mariée esseulée dans un aéroport (1). C’est aussi l’ami de Martial Raysse, protagoniste d’une rupture amoureuse narrée vingt ans plus tard par sa fille (2). Si Sophie Calle, qui occupe le pavillon français de la Biennale de Venise (lire p. IV), joue sur le registre du « M’as-tu vue » (3) et du bobo sentimental, le collectionneur Bob Calle choisit la retenue. Sa vie est pourtant bien plus romanesque que les fictions de sa fille. L’homme a mené deux vies parallèles : cancérologue et directeur de l’Institut Curie le jour, ami des artistes la nuit. À peine retraité, il a remis le tablier pour diriger pendant sept ans la préfiguration du Carré d’art, le musée d’art contemporain de Nîmes. Précis, Bob Calle relate des faits et de petites anecdotes. Avec l’âge, il semble plus détendu. Son regard amusé démentirait même le rigorisme du scientifique et du protestant combinés.

Difficile pourtant de rompre avec l’éducation austère d’une mère économe. « Elle se donnait des devoirs, rappelle-t-il. On devait tout faire bien et ça ne méritait pas de compliment. Je n’en ai d’ailleurs jamais eu de ma mère. » Mobilisé lors de la Seconde Guerre mondiale, le jeune s’oriente vers la médecine, décroche un certificat d’électroradiologie, puis une thèse à Montpellier avant d’arriver à l’Institut Curie, à Paris, pour un stage en 1948. Il y fera carrière, en prenant la direction vingt-cinq ans plus tard.

L’art se résume d’abord aux cartes postales qu’il achète adolescent et aux reproductions de tableaux publiées dans l’hebdomadaire L’Illustration. C’est en logeant pendant sept ans et demi dans un hôtel situé rue Bonaparte, dans le 6e arrondissement parisien, qu’il se liera avec bon nombre d’artistes, César en tête. « J’ai toujours divisé ma vie en deux, rappelle-t-il. Je travaillais à Curie, rentrais, m’allongeais une heure, puis ressortais. J’ai toujours admiré la vie que menaient les artistes, leur liberté. Le contact des artistes m’a rendu moins protestant. » Ses amitiés vont d’Arman à Martial Raysse et Alain Jacquet en passant par Daniel Pommereulle, qu’il hébergera durant trois ans, sans oublier le club de Malakoff, alias Annette Messager et Christian Boltanski. Sa complicité avec ce dernier est telle que l’artiste l’a chargé de réaliser son catalogue raisonné. « Sa qualité scientifique fait que chaque information est vérifiée et revérifiée. Il a une sorte d’éducation de la précision », explique Boltanski. D’après l’artiste Jean-Charles Blais, « Bob adore le bordel de Boltanski, des pièces photographiées de telle façon et finalement modifiées. C’est un labyrinthe délicieux pour un maniaque de la mise en ordre. Bob n’est pas asphyxié par son tempérament et arrive à en faire un vrai sport. » Sa fidélité aux créateurs, le médecin l’exprimera aussi en leur confiant un bâtiment désaffecté de l’Institut Curie, rue d’Ulm. Le lieu servira d’atelier à Miquel Barceló ou Blais tandis que Sarkis et Buren, entre autres, y organiseront « À Pierre et Marie, une exposition en travaux » (1983-1984).

« Un art signifiant »
Faute de moyens, Bob Calle se contente d’abord de petits cadeaux ou d’échanges avec les artistes. Puis, très vite, il achète les œuvres de ses amis César, François Arnal, Roberto Matta, Raysse, mais aussi des pop américains comme Roy Lichtenstein. Amateur de design, il compte parmi les premiers clients de la galerie Steph Simon (Paris), qui défend Jean Prouvé et Charlotte Perriand. Peut-on, en dépit des préceptes de dépouillement, être protestant et collectionneur à la fois ? « On peut l’être, si on ne montre pas trop », précise l’intéressé. Sa collection, il l’a bâtie sans songer à thésauriser, même s’il lui est arrivé de vendre – notamment son Lichtenstein –, pour acheter de l’immobilier. « Bob n’aime pas l’argent superficiel, pailleté, gaspillé », observe le collectionneur Jacques Boissonnas. Bien qu’il siège au conseil d’administration de la Société des amis du Musée national d’art moderne, il n’en apprécie guère la glissade mondaine. Ainsi a-t-il tiqué quand le montant des cotisations des membres de l’association a été relevé.

Plus que la collection, sa grande aventure reste l’accouchement du Carré d’art de Nîmes, un projet mené à partir de 1985 grâce à son amitié avec Jean Bousquet, alors maire de la ville. « Nîmes était une ville où il ne se passait rien. Nous voulions montrer que ce qui s’était passé avec le Centre Pompidou pouvait se produire en province », explique l’ancien maire. Conseillé par Edy de Wilde, directeur du Stedelijk Museum d’Amsterdam (1963-1985), Bob Calle organisera à Nîmes près de soixante-dix expositions, dont certaines magistrales comme la monographie de Robert Filliou (1990-1991, Musée des beaux-arts), reprise par le Centre Pompidou, et celle de James Turrell (1989, Musée des beaux-arts). L’arrivée d’un collectionneur à la tête d’un musée déplaît toutefois à la direction des Musées de France, arquée sur ses prérogatives corporatistes. L’architecture de Norman Foster déclenchera aussi un tollé, jetant dix-sept mille manifestants dans les rues. Bob Calle ne s’émeut guère de ces controverses, obtient des donations d’artistes, achète judicieusement Barceló, Sigmar Polke et Gerhard Richter avant la flambée des prix, et suscite plus récemment des dons de la part de Jacques Boissonnas. « Bob a des convictions très fortes, veut un art signifiant et non d’amabilité, observe ce dernier. Mais il comprend très bien qu’on n’abonde pas dans son sens et n’écrase pas de sa compétence. »

Cet homme d’influence est réputé avoir été exigeant envers ses collègues. Certains lui reprochent même un comportement de grand patron d’hôpital. Un sentiment que tempère Nathalie Ergino, sa collaboratrice pendant deux ans : « Il me laissait une latitude de programmation même s’il lançait beaucoup de pistes. Je n’ai pas eu l’impression d’être reléguée au placard. » Pour Guy Tosatto, qui a repris le flambeau du Carré d’art lors du départ de Bob Calle, ce dernier « parie sur les jeunes, aime les gens en début de carrière, qui ont quelque chose à prouver ». Le passage de témoin entre les deux hommes ne fut toutefois pas si huilé. « Bob a parfois du mal à partager. Il est autoritaire, ce qui peut le rendre injuste, note un observateur. Il ne tient pas toujours compte de l’espace dont les autres ont besoin pour exister. » D’après les familiers, il aurait continué à « materner » le musée, ce que l’intéressé réfute.

D’autres relèvent des jeux de chien et chat avec l’artiste Claude Viallat, l’autre grande figure nîmoise. « J’ai fait trois expositions de Claude Viallat et je lui ai acheté plusieurs œuvres pour le musée. Sans doute espérait-il que [le Carré d’art] devienne un musée Supports-Surfaces », se justifie Bob Calle. « Je n’ai jamais demandé que le musée ait une connotation particulière, rétorque l’artiste. J’ai mis en dépôt douze pièces de ma collection, et je n’ai jamais remis cela en question, même quand Bob a voulu me les restituer. Mais je n’ai jamais compris qu’il ait refusé la collection Vicky Remy, qui a finalement été donnée à Saint-Étienne, ni qu’il ait incité le maire à fermer l’école des beaux-arts. »

Affaire œdipienne
Peu porté sur le compromis, Bob Calle ne tolère pas davantage la compromission. « Il est foncièrement honnête, n’a jamais cherché à profiter de sa position au musée de Nîmes afin d’ obtenir des œuvres pour lui-même de la part des artistes et n’a jamais court-circuité les marchands », souligne la galeriste Nathalie Obadia. L’homme continue à acquérir plus modestement, des photographies et l’œuvre de très jeunes artistes. Il fut parmi les premiers acheteurs de Tatiana Trouvé, dont il a vainement proposé le nom quatre fois d’affilée pour le prix Marcel-Duchamp, ou encore de Virginie Yassef.

Évidemment, Bob Calle est aussi le collectionneur de… Sophie Calle. Il y a du respect lorsqu’il évoque sa fille, à qui « il a toujours permis de faire ce qu’elle avait envie de faire ». « Sophie Calle n’a jamais été une fille à papa. Bob n’en parle que si on l’interroge. Mais il ne se fait jamais l’avocat de sa fille », assure le galeriste Georges-Philippe Vallois. « Il a toujours été inquiet que Sophie décide d’être artiste, mais il a tout fait pour, renchérit un proche. On est dans un pur cas œdipien où elle a mené une stratégie brillante pour que son père la trouve merveilleuse. Sa grande affaire était de reconquérir papa, car la seule chose qui amusait ce dernier, c’était l’art. Elle a tapé dans le mille en devenant la maîtresse de son copain puis en devenant artiste. Elle a pris la stature d’une grande artiste, et lui, malgré ses petites frayeurs, en est extrêmement fier. » Des frayeurs, Bob Calle en avoue, car le travail de sa fille est peu visuel. « Je suis à la fois content, et j’ai très peur car son œuvre est littéraire et, à Venise, les gens ne restent que cinq minutes dans un pavillon, précise-t-il. Elle a un travail qui se prête peu à une exposition comme celle-là. » Avant de s’empresser d’ajouter : « J’ai très confiance en elle. »

Bob Calle en dates

1920 Naissance à Aigues-Vives (Gard).

1960 Commence à collectionner.

1973 Direction de l’Institut Curie, à Paris.

1985 Travaille au projet du Carré d’art, à Nîmes.

2007 Sa fille Sophie Calle expose dans le pavillon français à la Biennale de Venise.

Notes

(1) photographie issue de la série « Douleur exquise » (2003).

(2) dans le cadre de la série citée en (1).

(3) titre de son exposition au Centre Pompidou en 2003-2004.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°261 du 8 juin 2007, avec le titre suivant : Bob Calle, collectionneur d’art contemporain

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