Les artistes arméniens contemporains doivent affronter les difficultés d’un pays post-soviétique en reconstruction. Panorama d’une scène dynamique qui s’immisce dans les brèches.
Quoi de plus inattendu pour un amateur d’art que de se rendre à des milliers d’années-lumière de la France, à Erevan, en Arménie, en plein berceau du christianisme, dans un cadre connu pour ses vestiges et merveilles millénaires… et de se retrouver nez à nez avec des œuvres de Fernando Botero qui dominent la ville. Tout juste si ces sculptures ne tenteraient pas d’entrer dans la carte postale et de rivaliser avec les sommets du mythique mont Ararat où l’Arche de Noé se serait échouée !
Ces Botero fraîchement débarqués d’Occident font figure de symptôme. Offerts à la ville par un riche collectionneur américano-arménien et tenus sous la surveillance d’un garde, ils résument à eux seuls la situation arménienne. L’Arménie est une jeune République socialiste libérale en pleine mutation. Indépendant depuis 1991, ce pays de l’ère post-soviétique est tiraillé entre la richesse de son patrimoine, les épisodes aussi tragiques que mouvementés de son histoire et le désir de se projeter dans l’avenir, de s’émanciper. L’Arménie attire donc les regards des pays frontaliers, fait grincer la Turquie sur la question du génocide de 1915, et intéresse autant Washington que Moscou qui l’a tenue soixante-dix ans sous son joug… Aussi protectrice qu’envahissante, la diaspora arménienne peut quant à elle apparaître comme une force. Mais cette poule aux œufs d’or parfois arrogante ne mesure pas toujours les réels besoins du pays, quand aucun artiste ne peut prétendre vivre ici de son talent.
Sur le plan artistique, tout est à reconstruire dans cet État plus que fragile économiquement, qui, il n’y a pas si longtemps, était en guerre contre le Haut-Karabagh. Il existe bien, depuis 1972, un Musée national d’art moderne, mais, en dépit des talents qu’il abrite, seule la voie picturale est servie. Selon Nazareth Karoyan, commissaire d’exposition indépendant et critique d’art, l’Arménie souffre d’un manque de galeries d’art (quasi inexistantes), de collectionneurs et d’écoles d’art. Le ministère de la Culture n’a pas mis en place de programme artistique. Pourtant, ne cédant pas au découragement, les artistes sont là, font montre de talent et d’énergie, et les vernissages et performances se succèdent. Où se loge donc la vivacité artistique ? Au Nepak – soutenu il est vrai par la diaspora –, au HayArt, des centres d’art contemporain non reconnus officiellement et installés à Erevan ; ces lieux privilégient la nouveauté, la fraîcheur et surtout la réflexion.
Rebelles de l’art
L’héritage soviétique a laissé place à deux voies : l’officielle, qui donne à voir des œuvres aussi ronflantes que dénuées d’envergure, et aussi subventionnées que soviétisées ; l’alternative, qui laisse s’exprimer tous les souffles mais paie le prix de sa liberté. Dans les années 1980, sous l’ère communiste, une scission s’effectue au sein de la très autorisée l’Union des artistes. Certains de ses membres se mettent symboliquement à l’écart, exposent au troisième étage de l’immeuble où réside le groupe : ainsi naît le « Third Floor », réunissant des « rebelles » de l’art arménien qui secouent les puces des bien-pensants, organisent des manifestations, des performances convoquant pop art, Joseph Beuys et Dada. Le groupe compte des artistes comme Achot Achot, Grigor Katchatrian ou son fondateur, Arman Grigorian. Ce dernier pratique le second degré dans ses œuvres pleines d’humour qui remettent en question le conformisme avec pertinence, à coups de slogans et de courtes vidéos. Parmi les étudiants de Grigorian, Rouben Arevshatyan, le directeur de l’Université ouverte (Armenian Open University), a suivi les activités du « Third Floor » et pratique l’optimisme. Ces lieux ne récèlent que peu de matériels, suffisamment cependant pour passer du traditionnel au virtuel, de la gravure ou la sculpture aux nouvelles technologies. La quarantaine d’étudiants qui fréquentent cette école d’art privée abordent tous les médias, avec une légère prédilection pour la photo et la vidéo. Rouben Arevshatyan apporte depuis 1998 sa contribution à la Biennale arménienne, à Gumri, qui a réuni cette année une quarantaine d’artistes représentant un large éventail de nationalités : la Géorgie, le Liban, la Croatie, l’Espagne, le Canada, la France, la Suisse, la Grande-Bretagne… L’art est déjà un outil de dialogue pour Arevshatyan qui suit également de près la Biennale d’Istanbul. La Turquie fera-t-elle partie de la prochaine Biennale d’art de Gumri en août 2008 ? Qui sait… La cinquième session, qui avait pour thème « La Mer, entre rêves et illusions », vient de s’achever après avoir remporté un vif succès. Les artistes sélectionnés font d’ailleurs partie de « Grand Bleu », une exposition organisée en mars à Paris à la galerie Artcore dans le cadre de l’« Année de l’Arménie ». À l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, au Musée d’art contemporain de Lyon, ailleurs encore, d’autres artistes dessinent le profil de l’avant-garde arménienne : Vahram Aghassian, Harout Simounian, Arpiné Tokmadjian, Karine Matsakian, Sona Abgarian… figurent ainsi parmi les noms à retenir. « Arménie mon amie » porte justement un coup de projecteur sur ces artistes dont le travail est visible en plusieurs villes de France cette année.
Un morcellement plastique et cinématographique
À Quimper, au centre d’art Le Quartier, l’exposition proposée par Nazareth Karoyan et Dominique Abensour offre une vision de l’art arménien dans toute sa diversité. Avec « D’Arménie », la diaspora est évoquée dans les vidéos du duo Stefan Kristensen et Anne Barseghian qui témoignent de l’identité divisée des Arméniens depuis le génocide. Cette communauté se trouve en effet aujourd’hui dispersée entre le Liban, l’Iran, la Turquie, le Canada, l’Égypte, les États-Unis ou l’Europe. Grigor Katchatrian présente, lui, un art aussi conceptuel que « jovialo-caustique ». Dans ses peintures, ses vidéos ou ses photographies, l’artiste, qui met ses propres chaussures en vitrine ou convertit son rire en sonnerie, se propose de devenir le trophée de quelqu’un. Alors que Mher Azatian commente poétiquement les images désolées de la ville d’Erevan, Hamlet Hovsepian, originaire de la campagne, manipule la terre dans un rapport abstrait à celle-ci… Contrairement à Karen Andreassian, qui fait le lien entre réel et virtuel en nous proposant la visite d’un village situé à quelques kilomètres d’Erevan. Voghchaberd, anciennement peuplé d’apparatchiks et de datchas, s’est vidé de ses habitants pour cause de menace géologique, qui s’est aggravée depuis le tremblement de terre de 1988. Grâce à son travail d’enregistrement réalisé dans cette ville en voie de disparition, Karen Andreassian lui redonne une vie (www.voghchaberd.am).
Que ce soit par le biais de l’ humour ou de la poésie, l’intérêt des artistes arméniens semble surtout se focaliser sur les questions de corps, de territoire et d’identité. Cette dernière thématique se traduit souvent par l’idée de morcellement, également perceptible chez des cinéastes comme Atom Egoyan avec ces films énigmatiques en forme de puzzles, ou encore Sergueï Paradjanov qui pratique le collage et érige le patchwork en modèle. L’Arménie est cependant en pleine reconstruction et ses artistes s’ouvrent plus que jamais à l’extérieur. Ils se fabriquent un bel avenir, nourri des richesses de leur civilisation millénaire, et peut-être délesté de ses craintes identitaires.
- D’ArmÉnie, jusqu’au 1er avril, Le Quartier, 10, Esplanade Mitterrand, 29000 Quimper, tél. 02 98 55 55 77, du mardi au samedi 10h-12, 13h-18h, jeudi jusqu’à 19h30, dimanche 14h-18h, www.le-quartier.net - Arménie Contemporaine : une actualité de l’art vidéo, du 16 février au 29 avril, Musée d’art contemporain, Cité internationale, 81, quai Charles-de-Gaulle, 69006 Lyon, tél. 04 72 69 17 00, tlj sauf lundi et mardi 12h-19h, www.moca-lyon.org - LA JEUNE SCÈNE ARMÉNIENNE, jusqu’au 8 avril, École nationale supérieure des beaux-arts, 13, quai Malaquais, 75006 Paris, tél. 01 47 03 50 00, tlj sauf lundi 13h-19h, www.ensba.fr sGrand Bleu, RÊves de la mer entre Gyumri, Erevan et Paris, du 15 au 22 mars, Artcore, 40, rue de Richelieu, 75001 Paris, tél. 01 47 03 09 60, tlj sauf dimanche et lundi 14h-19h. sL’ensemble de la programmation est consultable sur www.armenie-mon-amie.com
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Arménie mutante
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°253 du 16 février 2007, avec le titre suivant : Arménie mutante