Principal représentant français de la Figuration narrative, qui réagissait dans les années 60 au Nouveau Réalisme et au Pop Art, Jacques Monory entreprend très vite un travail sur la couleur et la série, où le thème de la mort est omniprésent. Rencontre avec l’artiste qui expose à Genève.
Après une première période d’expérimentations picturales, vous vous êtes résolument tourné
vers la figuration au début des années 1960. Vous souvenez-vous de votre première peinture figurative ?
Attendez.... Je crois bien... Ah, oui, c’est ça !... C’était un revolver.
Un revolver ! Et pourquoi donc ?
Parce que, tout à coup, j’avais pris conscience que ce qui m’intéressait, c’était de peindre ce que j’aimais, ce qui avait des connexions directes avec la vie qui m’entourait. Or ce qui m’intéressait, c’étaient les revolvers. J’ai toujours fait du tir. Déjà à l’école, je dessinais plein de revolvers dans les marges de mes cahiers. Je ne sais pas exactement pourquoi, si ce n’est que j’avais un oncle un peu barjot qui était militaire et qui m’avait offert un jour un vrai revolver au barillet cassé. J’avais un succès fou à l’école parce que mes copains n’avaient que des revolvers à bouchon ou à eau.
Peindre un revolver : est-ce à dire que vous appréhendiez la peinture comme crime ?
Bien sûr il y a tout ce que le revolver suggère de sexuel, de domination, mais pour moi, quand je peins un revolver, ce n’est pas d’une manière agressive. Au contraire, ça m’apaise.
Vous ne pouvez pourtant pas nier les relations de sens qu’il y a entre l’image du revolver
et celle de la mort ?
J’ai toujours été hanté par la mort et j’en ai eu constamment peur. Ça va mieux maintenant parce que je l’accepte un peu.
Peindre un revolver, c’est s’intéresser à l’image d’un objet. Quelles relations entreteniez-vous alors avec des mouvements comme le Pop Art ou le Nouveau Réalisme ?
Les premières images du Pop Art m’ont immédiatement fasciné parce qu’à la différence de ce qui était alors convenu, le Pop Art faisait la démonstration que l’on pouvait peindre des sujets très quotidiens et des objets contemporains. J’ai donc pris la liberté de peindre tout ce qui était autour de moi, sans préalable et sans distinction de valeurs établies. Un revolver. Mon chat. Ma femme. La vie au jour le jour, quoi ! J’aurais pu être un Nouveau Réaliste, mais je n’ai jamais été fasciné par l’objet lui-même. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il représente, sa charge symbolique.
Très tôt, vous avez eu recours au principe de la série et vous en avez multiplié les sujets comme autant de mises en scène distinctes. Que vous apporte cette pratique ?
La pratique de la série est venue très naturellement car c’est ma nature profonde de raconter des histoires en peinture. La première que j’ai réalisée est la série sur les Meurtres parce que j’avais eu une histoire très personnelle qui pouvait être interprétée psychanalytiquement comme un meurtre à mon égard et, au lieu d’être malade, je me suis mis à peindre ma mort, mon propre assassinat. La série comprend 25 numéros. Jusqu’au dixième, c’est moi qui meurs mais à partir du onzième, j’ai placé un miroir dans le tableau pour y inclure des gens et j’ai disparu petit à petit. Ainsi, ce sont les autres qui meurent. En fait, ma guérison correspond à leur meurtre.
Ce rapport à la mort est d’autant plus prégnant que vous avez fait le choix d’une couleur exclusive, un bleu camaïeu très froid, qui inonde toutes vos peintures. Pourquoi ce bleu ?
C’est un choix qui s’est fait tout naturellement, sans réflexion, parce que j’ai toujours eu tendance à la monochromie. Naturellement, je ne suis pas un coloriste, mais je le deviens par rapport aux images de la vie. Le bleu m’a semblé être tout à fait juste pour mon propos. Cela me permettait de prendre de la distance par rapport à ce que je représentais tout en ayant le plaisir de le faire passionnément glacé. Le bleu est ordinairement considéré comme la couleur du rêve, de la nuit. J’indique ainsi par là que cela n’a pas à voir avec une seule réalité, que c’est une projection mentale. De plus, le bleu est une couleur très pratique parce qu’il a une gamme de valeurs très étendue. Très foncé, il arrive au noir et, très clair, il peut aller jusqu’au blanc. Ce qui n’est ni le cas du jaune, ni du rouge qui devient assez moche quand il est dégradé. Le bleu, c’est comme si l’on peignait en noir et blanc et que cela éclate comme une couleur pure.
Cela ne vous a toutefois pas empêché d’utiliser le jaune et le rose par la suite.
Oui, pour me reposer, ou dans les séries Technicolors où le tableau était partagé en trois zones. En fait, c’était trois monochromes : un rose un peu violine, un jaune citron acide et le bleu. Rien que des couleurs « toxiques ».
Plan, séquence, cadrage, sujet, narration, votre dette à l’égard du cinéma est considérable. Faites-vous vraiment de la peinture ?
Je me sers du cinéma mais je fais de la peinture. Le rapport qu’il y a entre mon goût pour le cinéma et ma peinture, c’est que le cinéma est toujours narratif. Je trouve les histoires beaucoup plus efficaces que les analyses sans histoire. Shakespeare, c’est des histoires, mais il dit des choses très profondes. Plein de penseurs se sont exprimés par des histoires et la Bible, Platon, tous les Egyptiens... A la différence du cinéma, toutefois, il n’y a jamais de fil narratif dans mes images. On ne peut pas suivre mes narrations, c’est plutôt le climat narratif qui m’intéresse. Le climat, l’impression, la sensation, le fait divers symbolique.
Quel genre de cinéma préférez-vous ?
Très jeune, j’ai tout de suite préféré les films noirs et plus particulièrement les films américains de série B des années 40. Je n’aimais pas les films français, je les trouvais toujours tristes, les gens mal fringués et ressemblant trop à ceux que je croisais dans la rue. En fait, je suis un rêveur et seuls les films noirs américains me faisaient vraiment rêver. Dans ces films noirs, tout est dit de l’essentiel de la condition dans laquelle on vit. En fait, ça se résume à : on vit, on s’agite et puis on meurt.
A votre propos, Pierre Tilman a parlé d’une « stridence Monory ». La formule est d’autant plus juste que la stridence renvoie à un son aigu et sifflant, donc au revolver. Qui dit stridence dit cri. Francis Bacon disait : « Je veux peindre le cri ». Vous, que voulez-vous peindre ?
Le cri, comme Bacon en parle, est lié à la physiologie et c’est par le corps que tout passe chez lui. A la différence de Bacon, ma stridence, elle, est bien plus mentale. Oui, je trouve le monde vraiment strident, mais j’ai été tellement favorisé que j’ai du mal à le dire et, par ailleurs, il est si beau. J’avais fait un tableau avant la série des Meurtres dont le titre était une phrase d’Edgar Poe : « Tout ce que l’on voit ou ce que l’on ressent n’est qu’un rêve à l’intérieur d’un rêve ». Ça correspond assez bien à ce que je ressens et à ce que je veux dire.
Au début des années 90, vous avez entrepris une série de peintures noires. A quoi cela correspondait-il ?
Je me suis aperçu que le noir était une couleur vraiment magnifique et surtout qu’il faisait éclater le bleu. Le rapport du noir et du bleu m’a plu parce qu’ils s’exaltent l’un l’autre ; ça les fait claquer réciproquement. Quand c’est complètement bleu, il y a une sorte de douceur, d’espérance. Le noir, lui, introduit une dimension davantage désespérante.
Est-ce là l’expression d’un regard sur le monde qui a changé et qui est plus désespéré qu’avant ?
Il doit y avoir de ça, d’autant qu’il va falloir que je le quitte bientôt avant de « paraître encore une fois à la terrasse ». J’aimerais, comme un petit enfant, qu’il y ait l’éternité.
Le fait que chacune de vos peintures procède d’une mise en abîme de l’image par le choix d’une composition fragmentée en séquences, est-ce une façon de remettre en question les conventions du tableau ?
Comme ce que je veux dire est lié à une narration, donc à une suite d’images que je peins, il m’est venu assez naturellement de créer des séquences dans le même tableau. Et comme je suis très pressé, j’ai le sentiment de devoir mettre tout ce que j’ai à dire, alors je le charge à fond. Par ailleurs, il est normal que je ne cherche pas à faire comme ceux qui m’ont précédé. Déjà je peins, ce qui est aujourd’hui considéré comme périmé ! Si, de plus, je peignais avec une unité, une perspective juste, une interprétation naturelle, une convention moderne, alors je serais définitivement « out ».
Qu’est-ce que vous auriez justement à rétorquer à ceux qui proclament la fin de la peinture ?
Que tout finit et que la fin de leurs propres penchants est d’ores et déjà programmée... Mais pour être agréable, je dirais qu’il y a eu des traces, des manuscrits, puis l’imprimerie, la machine à écrire, le computer, mais qu’il y a encore des mecs qui écrivent des romans !
Vous avez vous-même écrit des romans ?
Un roman, Diamondback, si on peut appeler ça un roman. Ceci dit, j’en suis très fier alors que je pourrais rarement dire que je suis fier de telle ou telle peinture. Peut-être parce que la peinture, c’est mon job.
L’écriture romancée vous a-t-elle permis autre chose que ce que la peinture vous offrait ?
Il y a des choses que l’on peut dire seulement en peinture et d’autres seulement en écrivant ou en filmant. Le petit roman que j’ai fait, un roman avec plein de cadavres évidemment, c’est la trajectoire très précise d’un voyage que j’ai effectué de Los Angeles à San Francisco le long de la route qui longe la mer. Si j’avais voulu raconter cela en peinture, j’aurais fait de la bande dessinée et ça n’aurait pas permis à l’imaginaire d’être aussi libre que dans la littérature.
En 1982, interrogé sur les rapports entre art et politique, vous répondiez : « On a envoyé promener l’art politique, critique, engagé ; c’est parfait si l’on vise l’indicible de l’art, mais assez inutile si c’est pour faire l’artiste intelligent, décoratif, et au fond médaillé par cette société douteuse... »
J’ai dit ça, moi ? Bien dit ! Je suis toujours d’accord...
Pourtant, si l’on reprend la traversée du travail, il y avait quelque chose dans le passé d’un engagement et il y a aujourd’hui davantage l’idée d’un pur plaisir esthétique.
Cela n’est pas tout à fait faux. J’étais jadis plus passionné par la société, donc plus engagé, même si j’ai toujours trouvé un peu dérisoires les artistes qui s’agitaient en brandissant un drapeau. Je ne respecte au fond que ceux qui en meurent, qui se battent vraiment. Avec le temps, j’ai pu voir et comprendre que tous les grands bouleversements sociaux, toutes les grandes révolutions se terminaient en dictatures. Alors ce n’est pas vraiment engageant et le progrès de la pensée est trop lent. Sans doute est-on davantage intéressé par « l’indicible de l’art » quand on commence à voir un petit peu...
Vous voulez dire : quand on a une expérience de l’art...
Ça doit être ça, mais l’expérience de l’art ne va qu’avec l’expérience de la vie. Parce que l’art pur, pfft !...
- GENEVE, galerie Sonia Zannettacci,
16, rue des Granges, tél. 22 311 99 75.
A lire : Jean-Christophe Bailly, Jacques Monory,
éd. Neuchâtel, Ides et Calendes, 2001.
Du 7 février au 31 mars.
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Jacques Monory ou la peinture comme crime
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Abonnez-vous dès 1 €Elle rassemble une vingtaine de toiles intitulées Les Baisers et dont certaines furent montrées à Monsempron durant l’été 2001 et une ou deux grandes toiles.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°533 du 1 février 2002, avec le titre suivant : Jacques Monory ou la peinture comme crime