Le 11 mars s’ouvre à la Tate Gallery de Londres une importante rétrospective des œuvres de Jackson Pollock qui élabora au milieu des années 40 sa technique des drippings (coulées). Derrière le lacis apparemment hasardeux des lignes de peinture se cache, assurent certains, un monde de signes, de symboles et de fragments anatomiques. À la question de savoir s’il était abstrait ou figuratif, Pollock répondait par une formule étonnante : « La peinture abstraite est abstraite, elle vous fait face. » Démonstration en sept tableaux.
Moins de cinquante ans après sa mort, la renommée de Pollock semble aujourd’hui si assurée, ses tableaux allant jusqu’à être transformés en puzzle, tee-shirts ou cravates, qu’on a parfois du mal à comprendre comment son travail a pu susciter autant de rejets et de moqueries de la part de ses contemporains. À y regarder de plus près cependant, on s’aperçoit rapidement que, plutôt que les œuvres, ce sont les épisodes de sa vie qui retiennent l’attention et entraînent sa célébrité. Sa naissance dans le Wyoming des cow-boys, son adolescence en Arizona près d’une réserve d’Indiens, ses cures psychanalytiques, ses beuveries d’anthologie qui le mènent même à pisser dans la cheminée de Peggy Guggenheim, un soir de vernissage, ou à engager des combats physiques avec ses rivaux, son succès de scandale dans la presse populaire à partir de 1948, sa mort enfin dans un accident d’automobile, non sans ressemblance avec celles de James Dean ou de Buddy Holly à la même époque... Voilà ce qui a donné naissance à plusieurs biographies sulfureuses et à nombre de projets de films, les tableaux n’étant retenus que dans la mesure où ils peuvent en être compris comme des traductions visuelles directes.
De nombreuses simplifications sont bien sûr opérées pour arriver à un tel résultat, qui place désormais Pollock aux côtés de Van Gogh-le-peintre-à-l’oreille-coupée ou de Picasso-l’artiste-abuseur-de-femmes. S’il est né au Far-West, il l’a quitté dès l’âge d’un an pour se rendre en Californie. S’il a passé effectivement deux ans en Arizona, il n’y a pas seulement regardé les peintures de sable des Indiens mais il a aussi été un lecteur régulier, abonné des meilleurs magazines et revues d’art américain, au courant donc de l’actualité et de l’histoire de l’art européen. S’il a suivi une analyse jungienne, il a aussi été influencé à d’autres moments par des homéopathes ou par un tout autre genre de conseillers : artistes dont il fut l’ami (Thomas Benton, puis surtout Lee Krasner, et enfin Tony Smith ou Barnett Newman), critiques dont il dépendit pour défendre son travail (en particulier Clement Greenberg). S’il a abusé de l’alcool à certains moments, il a passé une grande partie de sa vie dans un état de grande lucidité sur les moyens et les fins de sa création. Si enfin il est mort de façon tragique, ce n’est pas dans un moment d’intense créativité, mais dans une période de doutes artistiques qui ne laissent subsister dans les cinq dernières années de sa vie que des tableaux épars, souvent laborieux, mais qui montrent aussi à quel point il était animé d’une exigence de renouvellement et d’approfondissement, d’un refus de la répétition.
Une interprétation romantique
Il pourrait donc être tentant de mettre de côté tout ce qui touche à la légende de Pollock, mais ce serait oublier qu’il s’est lui-même prêté à ce jeu, en fournissant dans son comportement ou dans ses déclarations de quoi l’alimenter, et que son œuvre est largement compatible avec une interprétation mythifiante ou romantique. Mieux vaut garder par conséquent cette légende en arrière-fond, pour considérer les tableaux d’une manière à peu près juste, sans pour autant ne les voir qu’à travers elle, ou contre elle. Une grande rétrospective nous en donne à nouveau (et enfin !) l’occasion. Elle vient en effet élargir concrètement la vision dispersée que l’on peut encore avoir de son œuvre, puisqu’aucune exposition monographique n’avait été organisée depuis l’exposition du Centre Georges Pompidou, en proposant une version par trop conforme à l’interprétation dogmatisée du modernisme greenbergien. Et la tentation est grande devant un tel événement de dire simplement au lecteur : laissez ici votre lecture, et allez voir sur place, faites l’expérience des œuvres plutôt que de ce que quelqu’un d’autre pourrait vous en dire. Avant de laisser le spectateur éprouver pour lui-même l’effet-Pollock, à partir de l’expérience directe des dessins, gravures et tableaux de l’artiste, il reste cependant urgent de prévenir l’une des tentations les plus récurrentes du mythe, non pas du mythe qui s’exerce à propos de l’artiste et qui n’est finalement pas très grave, mais du mythe qui touche directement à ce que l’on peut voir sur et dans les œuvres. Dans une lettre de juin 1951, adressée à son ami et collectionneur le peintre Alfonso Ossorio, Pollock écrit une phrase qui a depuis fait couler beaucoup d’encre : « J’ai fait du dessin sur toile en noir – où j’ai laissé filtrer quelques-unes de mes premières images ». Certains ont pensé pouvoir depuis l’étayer à partir d’un extrait d’une interview de 1949 : « J’essaie d’éviter toute image reconnaissable ; si une image survient malgré tout, j’essaie de m’en débarrasser » ou encore à partir d’une phrase rapportée en 1969 par Lee Krasner son épouse : « J’ai choisi de voiler l’imagerie. »
La présence de figures est réelle
Toutes ces déclarations ont souvent été prises comme le témoignage de ce que Pollock était toujours resté un peintre figuratif. Elles ont donc servi de fondements à des enquêtes plus ou moins approfondies sur la présence sous-jacente d’une iconographie derrière les « voiles » épais de lignes coulées et entrelacées des tableaux apparemment abstraits de 1947-1951, ces tableaux que l’on identifie généralement avec le nom de Pollock. De Thomas Hess à Stephen Polcari, la conclusion de ces enquêtes est toujours restée substantiellement la même : « L’image littéraire est le secret caché au cœur du labyrinthe ». Un grand nombre d’auteurs, à la suite de Greenberg, ont du coup voulu répondre à ces affirmations avec des arguments non moins définitifs : la présence de figures est réelle avant 1947, elle l’est à nouveau après 1951, mais entre les deux on peut isoler une période magistrale où les œuvres sont résolument abstraites. Sans choisir une position plutôt que l’autre, constatons simplement que ces débats installent au centre de la vision des œuvres de Pollock la question de savoir si celles-ci sont abstraites ou figuratives. Interrogé en 1956, l’année de sa mort, l’artiste reconnaîtra avoir été « très figuratif, parfois, et un peu, tout le temps ». Mais en 1949, il répondait à cette question par une formule étonnante : « La peinture abstraite est abstraite, elle vous fait face. » Derrière les apparentes contradictions, qui sont peut-être simplement le résultat d’un changement de contexte et de préoccupations, il y a en fait surtout pour l’artiste une façon de montrer que l’enjeu de sa peinture n’est pas là, qu’elle n’est pas dans son appartenance à un genre mais dans sa production d’effets spécifiques. Pour le dire d’une manière un peu synthétique, la question du sujet (ou plutôt des sujets) est ce qui préoccupe Pollock tout au long de sa carrière, moins au sens du sujet représenté sur la toile (qui peut ou non passer par un objet) que de la position que la toile assigne au sujet qui la peint et au sujet qui la perçoit. Il importe peu de ce point de vue que les tableaux s’élaborent à partir d’objets plus ou moins voilés, comme Stenographic Figure était en 1942 clairement le résultat de la superposition d’un réseau de lignes non-figuratives, imitant vaguement une écriture en graffiti, sur une scène à personnages humoristiquement déformés. L’important est leur effet visuel, ce que celui-ci révèle au sujet qui en fait l’expérience.
Le spectateur face à la peinture
Dans le catalogue de cette rétrospective, Pepe Karmel consacre des dizaines de pages à prouver que des croquis de figures anthropomorphiques se trouvent cachés sous des tableaux de 1950 comme One ou Autumn Rhythm, esquisses que révéleraient les photos de l’artiste au travail au premier stade de la création. Il ne fait aucun doute que les premiers tracés de peinture sur ces tableaux – réseaux de lignes noires sur un fond blanc – auraient pu donner naissance, selon la méthode de l’automatisme souvent utilisée dans ce sens par Miró ou Masson, à de véritables figures. Mais cela provient simplement de ce qu’une ligne seule sur un fond suggère forcément une figure, et c’est au moment de multiplier les lignes que l’artiste choisit, ou non, d’en faire une figure véritable. Or, même dans un tableau comme Number 32, (1950), pourtant uniquement fait de tracés noirs sur une toile écrue non préparée, la superposition des couches et des lignes empêche que se constituent de vraies figures. Cela ne veut pas dire que Pollock refuse à tout prix la figuration à cette époque – des toiles à motifs humains comme Untitled (Cut-Out) de 1949 montrent qu’il peut à l’occasion se servir explicitement de personnages. Cela signifie plutôt qu’il choisit de s’adresser à son spectateur potentiel en le conduisant à se mettre en « face » de la peinture. Il invite à remplacer une face qui n’est plus dans la peinture par sa propre face, ou plutôt à sentir comment plus que la seule face, c’est le corps tout entier qui est le sujet du tableau, à sentir en celui-ci comment aucun centre n’existe qui ne conduise aussitôt à un autre centre, dans un défilement latéral des accentuations des réseaux que l’on retrouvera, plus marqué encore puisque souligné par d’épaisses et sombres droites, dans Blue Poles : Number II, (1952).
Suivant les moments, et en fait suivant les tableaux, Pollock se laisse donc la possibilité entière d’être abstrait ou figuratif, sans que l’un ou l’autre choix puisse jamais être érigé en critère de réussite de l’œuvre. Le plus important est que la possibilité reste toujours ouverte, comme cela avait déjà été le cas très tôt, sans qu’il l’ait vraiment exploité à ce moment-là. Au milieu des années 30, Pollock peint en effet deux petits tableaux qui peuvent être compris comme les deux faces – abstraite et figurative – d’un même sujet. Dans le premier (The Flame) les épaisses striures de noir, de blanc, de rouge, de jaune et de terre de sienne brûlée forment nettement l’image d’un feu de bois qui occupe toute la surface disponible. Dans le second – Untitled (Overall Composition) – ces mêmes motifs ne font que se juxtaposer en un ensemble qui ne fait jamais figure. Un peu plus tard, un tableau comme le fondamental Mural de 1943 manifeste que l’artiste arrive désormais à conjuguer dans un même tableau ces deux possibilités : les longs traits noirs accentués de rose sont, suivant l’état d’esprit du spectateur, aussi bien des danseurs extrêmement stylisés que des nœuds dynamiques incitant à un déplacement de son propre corps – poussant à son terme une expérience que Matisse avait déjà esquissée dans sa Danse pour la Fondation Barnes, en 1930-1933.
En fait les tableaux les plus radicalement nouveaux et ceux qu’on peut considérer comme ses chefs-d’œuvre, relèvent d’un moment où Pollock ne semble plus se poser la question de l’abstraction ou de la figuration autrement qu’en termes d’effets potentiels. Avant 1946-1947, il est encore très souvent dépendant d’une observation de la nature qui lui fait éventuellement peindre des tableaux où aucune figure n’est plus reconnaissable mais qui ne sont que des « abstractions à partir de... ». Après 1952, il semble se poser à chaque tableau la question de savoir s’il doit être abstrait ou figuratif, passant dans chacun des cas par un labeur très long pour soit « voiler l’imagerie », soit la mettre en valeur. Entre les deux, dans ce qu’on a appelé à juste titre sa « période classique », il pense chaque tableau pour l’effet qu’il peut en tirer, et, dans tous les cas, le lien d’imitation avec la nature a été perdu – celle-ci n’est parfois qu’un aboutissement de la composition, à partir d’un processus aléatoire qui est la mise en œuvre de sa fameuse réponse aux morigénations de Hofmann visitant son atelier en 1944 : « Je suis la nature. [I am nature] » (sous entendu : je ne la représente pas).
Un plat de macaronis
Cela n’a jamais empêché les esprits obtus de lire dans ces tableaux des figures cachées. Ainsi le critique américain Parker Tyler pouvait-il les comparer en 1945 à un « plat de macaronis » et en 1950 à des « corps allongés de comètes [...] les viscères du non-être infini de l’univers ». Cela n’a pas non plus empêché de ne voir les tableaux que comme des peintures abstraites, c’est-à-dire, aux yeux de certains, des peintures sans justification et sans sujet (ni sujet représenté ni même sujet faisant acte de création). Ainsi le premier article que le magazine Life consacrait en 1949 à Pollock accompagnait-il la reproduction de Summertime: Number 9A, (1948) d’une légende moqueuse : « Les critiques se sont demandés pourquoi Pollock avait terminé ce tableau là où il l’a fait. La réponse est que son atelier mesure seulement 6,5 mètres de long. » Entre ces deux positions caricaturales, l’artiste lui-même a résumé, dans une formule ramassée mais complexe, à quel point il se situait au-delà du débat entre abstraction et figuration, jouant de tous les moyens possibles pour incarner dans ses tableaux une position qui mette chaque spectateur en face d’un sujet : « L’expérience de notre temps en termes de peinture / – non pas une illustration de / – (mais un équivalent) / Concentrée / fluide ».
Ne pas voir les œuvres pour ce qu’elles sont, chercher à les classer comme tableaux abstraits ou figuratifs, interdit d’en saisir la portée révolutionnaire, ou plutôt fait de celle-ci une chose passée, sans actualité, à contempler de loin. On admire alors tout au plus comment un artiste arrive à donner une expression abstraite à ce qui relevait au départ de la tradition de la peinture occidentale, comment il fait passer ses images de la mythologie à une version qui naît de l’abstraction mais qui conserve un lien iconographique avec la tradition des images. On se rend alors incapable de se laisser porter par l’entrelacs des lignes et des couleurs, de se laisser mettre dans l’état exact que décrit Pollock en 1947 pour parler de sa création : « Quand je suis dans mon tableau, je ne suis pas conscient de ce que je fais. C’est seulement après une espèce de temps de “prise de connaissance” que je vois ce que j’ai voulu faire. [...] il y a harmonie totale, échange facile... »
LONDRES, Tate Gallery, 11 mars-6 juin, cat., 100 ill. n/b, 227 ill. en couleur, 336 p., £50.00.
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Jackson Pollock
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°504 du 1 mars 1999, avec le titre suivant : Jackson Pollock