Apparu il y a une vingtaine d’années, l’art vidéo touche aujourd’hui toutes les disciplines artistiques et ses frontières restent difficiles à définir. L’exposition « Vidéo Topiques » retrace les grandes lignes de son évolution à travers les œuvres de 40 artistes, des pionniers Wolf Vostell et Nam June Paik jusqu’aux créations les plus récentes de Les Levine, Diana Thater ou Bruce Yonemoto.
Lorsque les historiens ou les critiques parlent de vidéo, ce qui frappe au premier abord, c’est le constat de la fulgurance avec laquelle les générations d’artistes se sont succédées, et comment, eux les spécialistes, ont perdu pied dans cette explosion de la production artistique vidéo. Si l’art vidéo a existé, il n’existe plus aujourd’hui en tant que tel – et l’on parle plus volontiers aujourd’hui de vidéo. Car, outre le fait que la vidéo n’est pas limitée aux vidéastes, elle a conquis tous les supports (peinture, sculpture, installation, performance, cinéma, théâtre, musique), pour ensuite se fondre en eux. Comme pour la photographie, dont les frontières oscillent aujourd’hui entre photographie plasticienne, documentaire, de mode, etc., il est difficile de délimiter l’espace artistique de la vidéo ; mais, s’il a fallu à la photographie attendre plusieurs décennies pour acquérir un statut de discipline à part entière, il n’en est pas de même pour la vidéo. La « génération vidéo » voyait en elle un potentiel certain et énorme de pouvoir regrouper toutes les formes d’art, de la peinture à la musique, de pouvoir porter en elle la totalité des arts. Aujourd’hui il est difficile de la faire entrer dans les disciplines traditionnelles, puisqu’elle se dissout dans ces dernières, et échappe à ce statut, jusqu’à s’en défendre. Pendant longtemps, on a cherché la spécificité de la vidéo. Dès 1986, Jean-Paul Fargier dans le numéro hors série des Cahiers du Cinéma, « Où va la vidéo ? », répondait : « Dans tous les sens. Toutes les directions. A force de gagner du terrain, elle occupe tout le terrain ». En effet, rapidement, les théoriciens se sont heurtés à une « indéfinissabilité » de cette nouvelle et insaisissable forme d’art, diffuse, multiple, protéiforme. Cette « perte du sentiment d’horizon », comme l’explique Philippe Dubois dans le catalogue de l’exposition, s’est accentuée avec l’avènement de l’ordinateur, de l’image numérique et informatique, « rendant de plus en plus indiscernables les clivages physiques et techniques : dessin, photo, cinéma, vidéo, image, texte, tout finissait ou finirait en numérique ». Tout se mélangeait, et après l’avoir si vite statuée, la vidéo « se diluait dans l’indétermination générale des images et des formes », n’apparaissant plus que comme une transition, un mode de passage entre l’image du cinéma et celle de l’ordinateur. Elle n’était plus ce media qui regrouperait tous les arts, la vidéo était préhistoire du numérique. Elle qui était encore il y a quelques années un art du futur, qui s’était si vite imposée, trouvant bonne place dans les expositions et les musées, elle laissait « un vide, qu’on avait imaginé comme un plein », pour échapper encore à la définition. Et à Maria Sturken d’ajouter : « Parler d’histoire au sujet d’un media qui n’a guère plus de vingt ans semble souvent prématuré, voire prétentieux. Vingt ans n’est qu’un intervalle de l’histoire de l’art, mais la vidéo s’est néanmoins vue harcelée par la notion d’histoire. Dès ses débuts, la croissance de ce media a été assombrie par des tentatives de définition ».
L’idée du commissaire de l’exposition de Strasbourg, « Vidéo Topiques », Patrick Javault, était au départ de dresser une histoire de la vidéo, dont on pourrait tirer quelques grandes lignes ainsi. Il est aujourd’hui généralement admis que les précurseurs, les pères de la vidéo sont l’Allemand Wolf Vostell et le Coréen Nam June Paik. Dès 1958, Vostell fait entrer un téléviseur dans ses tableaux, le plaçant à l’intérieur ou derrière, le mettant en situation, alors que Paik, lui, explore la télévision abstraite, avec Magnet TV, et ses aimants qu’il place en 1963 sur le poste provoquant ainsi une altération en direct de l’image électronique. En 1965, Sony crée le premier caméscope portable, le Portapak. Dès la fin des années 1960, on voit des artistes émerger, Bruce Nauman d’abord avec ses vidéo-performances, avant que les années 1970 ne voient l’explosion de l’activité artistique autour de la vidéo. Vito Acconci, Gerry Schum, Peter Campus, etc. Au même moment se créent des centres de médias électroniques, notamment The Kitchen à New York, des centres de vidéo collectifs pour la production et la diffusion, les écoles d’art créent des centres expérimentaux et les musées parlent de département d’art vidéo. La télévision se généralise dans les foyers, et les artistes usent d’outils de plus en plus perfectionnés, sophistiqués. Les années 1970 sont une période d’expérimentations et de recherches. Après l’exploration du moniteur, les artistes le délaissent pour des vidéo projecteurs, toujours plus perfectionnés, introduisant notamment une réflexion sur le rapport au spectateur. Et l’on pouvait structurer la vidéo ainsi : d’un côté, les monobandes qui n’ont besoin que d’un écran, et de l’autre le dispositif, avec les installations (Vostell dès 1958 par exemple), les scénographies (celles de Bill Viola ou de Douglas Gordon), les écrans multiples qui impliquent le spectateur dans une relation à l’espace physique, perceptive, ou active quand il intervient à l’écran même, comme dans Mem de Peter Campus. La vidéo-projection caractérise aujourd’hui une grande partie de la production actuelle, celle de Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Sam Taylor-Wood, Anri Sala...
Dès lors, après les premières expérimentations, les « artistes pouvaient s’appuyer sur les autres arts, pouvaient inventer leur parcours », écrit Georges Heck, quand les critiques avaient déjà du mal à cerner ce domaine devenu si polymorphe. Le phénomène va si vite qu’il est impossible de fixer, ni des frontières, ni même des repères. Ainsi les années 1980 sont celles du développement et de la consécration avec Tony Labat, Branda Miller, Valie Export, Martha Rosler, Pipilotti Rist, la vidéo est le lieu d’un engagement critique, de l’émancipation, du féminisme, la chaîne musicale MTV est créée ; quand les années 1990 sont celles de l’éclectisme et du multimédia.
Un art à la croisée des chemins
« On fait moins une exposition pour démontrer une idée ou prouver qu’un artiste ou un mouvement est passionnant, que pour mieux comprendre et vérifier certaines questions que posent les œuvres. Une exposition est opportune quand les questions auxquelles elle a l’ambition de répondre sont
aussi celles que se pose le public », écrit Fabrice Hergott, dans la préface du catalogue de « Vidéo Topiques ». Si le point de départ de l’exposition était de faire un bilan, de dresser une histoire de la vidéo, le projet a évolué, vers ce qui était possible, vers la volonté non plus de faire l’histoire mais de faire un point sur la pratique de la vidéo. En regroupant des œuvres historiques, archi-connues et des œuvres contemporaines, « Vidéo Topiques » tente de faire apparaître des liens entre les premières œuvres et celles d’aujourd’hui, et ce par le biais de thèmes, de topiques, introduisant ainsi une perspective, des repères historiques et formels. On retrouve alors une quarantaine d’artistes parmi lesquels Vito Acconci, Wolf Vostell, Nam June Paik, Bruce Nauman, Jessica Bronson, Rodney Graham, Mike Kelley et Paul McCarthy, Frank Scurti, Diana Thater, Bill Viola... Parmi les thèmes abordés, se distinguent l’abstraction aléatoire, et le brouillage d’images (qui commença avec Nam June Paik, et que l’on retrouve chez Jean-François Guiton), la violence de la télévision et de ses codes dénoncée par Antoni Muntadas, le miroir électronique, face à soi, et face aux autres, le regard caméra, le cinéma et Hollywood, la société de contrôle et ses caméras de surveillance avec Jessica Bronson. Ces thèmes ne se dégagent pas pour autant du parcours, et le visiteur serait bien courageux de vouloir les identifier tous... « Mais l’exposition est aussi faussement thématique qu’historique », précise le commissaire Patrick Javault. Au gré de ces thèmes qui se mêlent et s’entremêlent tant dans le parcours que dans les œuvres, se dégagent des réflexions plus profondes, que les artistes ont menées, qu’ils soient vidéastes ou pas. Que ce soit un nouveau rapport au spectateur que la vidéo permet, ou le cadre du moniteur qu’elle impose d’abord, puis qu’elle dépasse jusqu’à revisiter et transformer l’architecture par des effets de couleur (avec Diana Thater), le rapport au cinéma où la vidéo est à la frontière avec le cinéma expérimental, ou encore la notion de performance (Nauman) ou d’anti-performance (Rodney Graham avec Halcion Sleep où l’artiste se filme endormi sur la banquette d’une voiture) qu’elle met en valeur. Le parcours, bien construit, évitant une succession de salles noires et de moniteurs, ne laisse pas au spectateur le temps de s’ennuyer. Et s’il sort de l’exposition sans avoir obtenu une définition précise de ce qu’est la vidéo, « Vidéo Topiques » lui aura donné quelques clés pour appréhender et rentrer dans l’univers de cet insaisissable forme d’art, de ce media protéiforme à la croisée des chemins qu’est la vidéo.
L’exposition « Vidéo Topiques, Tours et retours de l’art vidéo » est ouverte du 18 octobre au 2 février 2003. Musée d’Art moderne et contemporain, 1, place Hans Jean Arp, 67000 Strasbourg, tél. 03 88 23 31 31. Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 11h à 19h, le jeudi de 12h à 22h. Plein tarif : 4,5 euros, tarif réduit : 3 euros.
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Insaisissable vidéo
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Abonnez-vous dès 1 €Le catalogue de l’exposition, éd. Musées de Strasbourg/Paris-Musées, 189 p., 45 euros. Anne-Marie Duguet, Vidéo, la mémoire au poing, éd. Hachette. Françoise Parfait, Vidéo : un art contemporain, éd. du Regard, 2002. Christine van Assche, Vidéo et après, la collection vidéo du Mnam, Paris, Centre Georges Pompidou, 1992. Dany Bloch, Art et vidéo 1960-1980/82, éd. Flavia, Locarno, rééd. 1999.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°542 du 1 décembre 2002, avec le titre suivant : Insaisissable vidéo