Ensemblier-décorateur dont les clients n’étaient autres que la comtesse Greffulhe, le couturier Jacques Doucet
ou Robert de Montesquiou, Georges Hoentschel (1855-1915) était aussi collectionneur de toiles impressionnistes et créateur de céramiques. Cette personnalité fascinante de l’époque 1900 revit aujourd’hui grâce à l’ouvrage que viennent de lui consacrer sa petite-fille Nicole Hoentschel et les éditions Monelle Hayot.
C’est une fièvre étrange qui traverse Paris vers 1900. Les objets, curiosités, œuvres d’art se déversent par milliers dans les galeries des marchands, les salles de vente, les hôtels particuliers. On dirait que les châteaux et les églises se vident, que tous les trésors du monde affluent vers la Ville Lumière pour satisfaire la fringale artistique et esthétique des amateurs. Ceux-ci achètent, vendent, spéculent, stockent, exposent, lèguent des collections gigantesques, et à chaque inauguration d’hôtel particulier ou de palais privé, on se demande si ce n’est pas un nouveau musée qui vient de s’ouvrir. En quelques années, les Camondo, Reinach, Doucet, David-Weill, Beistegui, Arconati-Visconti, Rothschild, Schlichting, Koechlin, Jacquemart… constituent des trésors dignes des seigneurs des temps passés. Aux côtés de ces nouveaux princes se trouvent les marchands faisant surgir les pièces uniques, les objets rares, les ensembles prestigieux… Jacob Seligmann est le principal fournisseur du baron Moïse de Camondo, Raoul Duseigneur celui de la marquise Arconati-Visconti… Entre les uns et les autres, entre marchands et collectionneurs, se trouve Georges Hoentschel.
Dans le monde excessif de la collection
Avec Georges Hoentschel, nous pénétrons de plain-pied dans ce monde excessif de la collection, du décor, du raffinement, du bon goût, dans le monde du Paris fin de siècle où se bâtissent et se décorent des folies, des manoirs, des palais, des châteaux. Georges Hoentschel incarne à lui seul la démesure et la préciosité de son époque. Lorsque Marcel Proust lui dédie la cinquième édition de La Bible d’Amiens en 1910, il rend hommage à « l’artiste et joueur, dans l’intention de l’inciter à un parallèle pour leur caractère architectural et leurs vertus spirituelles entre la Cathédrale d’Amiens et le Casino de Cabourg ». Membre du Jockey Club, chasseur, golfeur, Georges Hoentschel est un mondain accompli, parfaitement à l’aise dans les hautes sphères de la grande bourgeoisie parisienne et de la vieille noblesse, aussi averti des règles tacites qui régissent le casino de Cabourg que de l’agencement subtil de la cathédrale d’Amiens. Décorateur, collectionneur et éventuellement marchand, il règne sur un dédale d’ateliers et de galeries où s’exposent et se multiplient lambris dorés du XVIIIe siècle, fauteuils Renaissance, coffres du Moyen Âge, angelots de tout âge. Dans son atelier de la Cité du Retiro, une cinquantaine d’ouvriers ébénistes façonnent de grandes pièces de bois, inspirées de celles que le maître des lieux accumule.
Un répertoire des formes du Moyen Âge et du XVIIIe
Même folle démesure lorsque l’on considère les vues des galeries des hôtels de la Cité du Retiro, où vécut Hoentschel jusqu’en 1903, et du boulevard Flandrin : un entassement d’œuvres d’art, tables, sièges, fauteuils déjà tapissés ou en attente de l’être, une infinie théorie de panneaux de portes, vantaux, lambris, dessus de portes, stalles, colonnes, tapisseries. Les murs sont des catalogues en trois dimensions de tout ce que le génie français a créé, des siècles durant, pour agrémenter les séjours des plus riches. Les galeries, bénéficiant d’un éclairage zénithal, sont organisées en salles médiévales et salles XVIIIe, les deux époques qui sont l’objet de la prédilection d’Hoentschel. Celui-ci met en scène ses collections comme le ferait le directeur d’un musée des arts décoratifs soucieux d’offrir, à ses visiteurs ainsi qu’aux artisans, les répertoires de formes et de styles, les meilleurs exemples du passé pour le maintien d’une haute tradition décorative. Comme le ferait encore celui du Victoria & Albert Museum de Londres ou du Metropolitan Museum de New York. Cette dernière référence n’est pas fortuite. C’est dans ce musée que sont conservés les 1 800 objets, que Hoentschel vend en 1906 (après le décès prématuré de sa femme) à Pierpont Morgan pour la somme de quatre millions de francs. 1 800 objets, parmi lesquels des reliquaires ou ciboires limousins, un fauteuil de Jacob, des portes provenant du château de Marly, des fragments de balustre du palais des Tuileries, des panneaux de bois venant du salon turc du comte d’Arbois à Versailles… Il faudra encore trois ventes, organisées après sa mort à la galerie Georges Petit, pour achever la dispersion de ses collections qui ont compté, à côté de toutes ses antiquités, trois tableaux de Manet, dont Le Garçon à l’épée et La Rue Mosnier aux paveurs, ainsi qu’un douloureux et magnifique Monet La Débâcle par temps gris.
De la comtesse Greffulhe à Robert de Montesquiou
Le goût de la collection est né dans les ateliers du tapissier Pierre-Jean Leys, oncle de Georges Hoentschel, où le futur décorateur vécut et fit son apprentissage. Déjà installé Cité du Retiro, Leys avait fait de son entreprise, familiale et prospère, une caverne d’Ali Baba. Il avait su profiter du rôle nouveau et de plus en plus considérable que le Second Empire accordait au tapissier. Collection, tapisserie ou architecture intérieure, Hoentschel amplifie le mouvement impulsé par sa famille. En 1896, après la mort de son cousin Ernest Leys, Georges Hoentschel achète la maison Leys, dont il conserve le nom se contentant d’apparaître en successeur. Sa réputation était déjà faite, sa clientèle déjà conquise. Bien que son activité fusse considérable, il est difficile de reconstituer avec précision la carrière d’architecte-décorateur d’Hoentschel. Rien de plus versatile que la mode. On sait toutefois qu’il a eu en charge la décoration de l’aile neuve, élevée en 1891 par l’architecte Ernest Sanson, du château de Bois-Boudran appartenant au comte et à la comtesse Greffulhe. Il retrouve Ernest Sanson en 1898 sur le chantier de l’hôtel du marquis de Ganay, avenue de l’Alma. Il s’occupe ensuite du château de Rochefort-en-Yvelines, construit par l’architecte Mewes en 1899 et appartenant au banquier Jules Porgès. En 1901, le comte Robert de Montesquiou lui confie son pavillon des Muses de Neuilly afin qu’il y crée un cadre digne de son raffinement. En 1904, c’est Jacques Doucet qui met entre ses mains ses collections XVIIIe. Hoentschel est appelé à Londres, on le consulte du Japon… Cependant, dès 1912, Doucet abandonne son hôtel et vend ses collections. Le petit havre XVIIIe de la rue Spontini est rasé dans les années 50. Autant de décors savamment orchestrés par Hoentschel, « le seul décorateur de ces vingt-cinq dernières années » selon les mots de René Gimpel en 1919, autant de dégradations inéluctables, de disparitions définitives. Seul le château de Luton Hoo (Bedfordshire) commandé vers 1903 par Julius Wernher permet encore de juger sur pièces du style d’Hoentschel. Un style composé librement à partir du style Louis XVI. Un style qui marie ampleur, rigueur et classicisme d’une part, intimité et douceur d’autre part. Un style fastueux mais rarement pompeux. Un style qui sait se faire discret devant les objets appartenant aux propriétaires, et plus bavard lorsque les propriétaires sont des parvenus qui ne possèdent pas de collections amoureusement constituées. Toutes les pompes du Versailles de Louis XIV sont alors convoquées.
La passion de la céramique
Le pavillon de l’Union centrale des Arts décoratifs, construit par Georges Hoentschel sur l’esplanade des Invalides à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900, permet de poser un regard encore plus précis sur son travail. En pleine expansion et rénovation, les Arts décoratifs souhaitaient s’offrir une vitrine dans l’immense déballage technico-artistique de l’Exposition. Mais surtout, face aux audaces extravagantes des mouvements internationaux promus par Samuel Bing, l’UCAD cherchait à proposer un style, moderne et français. Le petit pavillon constitue donc une réponse sage et raisonnable à la maison de l’Art Nouveau créée par Bing en 1895. Hoentschel, décorateur français d’envergure internationale, apporte son concours à l’Union et devient le maître d’œuvre de ses ambitions. Il agence et finance le pavillon, une folie telle que la concevaient les seigneurs du XVIIIe, un cabinet d’amateur, tel qu’en rêvent les membres de l’Union centrale, qui doit imposer sur la scène internationale, son nom et celui de ses camarades. Tout naturellement, Hoentschel se tourne vers le rococo français pour appuyer ses desseins. Ce retour affiché à une vieille tradition française n’est pas propre à Hoentschel, même s’il y puise sa principale inspiration depuis quelques années. Majorelle, au même moment, formule le même vœu et cherche à retrouver « sa grâce, sa logique et sa pureté ». L’investissement, diplomatique, financier et artistique d’Hoentschel dans ce pavillon se comprend tant par ses intérêts pour la promotion des arts décoratifs français, et pour celle de ses propres affaires que selon une autre passion qu’il cultive de façon aussi inattendue que dévorante. La passion de la céramique qui figure en bonne place dans le Pavillon de 1900. Bien sûr, comme tout collectionneur qui se respecte dans ses années là, Hoentschel possède un ensemble de céramiques japonaises acquises sans doute lors de l’Exposition Universelle de 1878. Mais sa passion le conduit plus loin. Il travaille avec Jean Carriès (L’Œil n°490), le soutient dans ses expériences, le présente à sa clientèle, achète ses pièces. Il produit ses propres compositions en grès, de puissantes poteries relevant, là aussi, le défi des grands vases décorés par les sculpteurs du XVIIIe siècle, de grandes pièces décoratives comme la baignoire exécutée pour la comtesse de Ganay. Cette passion, fondée sur l’amitié profonde qui le lie à Carriès jusqu’à la mort de celui-ci en 1894, constitue la part de liberté, de création que s’autorise le décorateur soumis aux goûts de ses clients, aux surenchères de ses collections. C’est d’ailleurs à cette part de ses multiples activités qu’Hoentschel a désiré être attaché pour la postérité. Il vend et disperse ses collections, il assiste – impuissant – au début des démembrements de ses décorations, mais il donne au Musée du Petit Palais l’ensemble des œuvres de Carriès qu’il possède. L’entrepreneur avisé qui a jonglé toute sa vie avec les œuvres d’art, le mobilier prestigieux qu’il a acheté, copié, vendu, échangé, mis en scène, s’est servi de ses collections comme d’une lettre d’introduction auprès des plus grands, devenant ainsi leur pair, et s’est engagé dans la voie ultime des grands collectionneurs, celle du donateur. Donateur avec les œuvres les plus éloignées de toutes les spéculations du marchand, les plus proches de sa part de création.
- À lire : Georges Hoentschel, éd. Monelle Hayot, 300 p., 250 ill., 750 F. Pour en savoir plus, voir guide pratique.
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Hoentschel, au bonheur des collectionneurs
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°514 du 1 mars 2000, avec le titre suivant : Hoentschel, au bonheur des collectionneurs