Vous avez sans doute vu et revu Psychose, Sueurs froides ou La Maison du Dr Edwardes. Cet hiver, Guy Cogeval et Dominique Païni montent à Montréal une rétrospective sur Hitchcock et l’art, recréant son univers visible et sonore.
Durant les premières années qui suivirent le lancement officiel du cinématographe (1895), une fois l’effet d’étonnement passé, celui-ci eut à lutter contre les conventions plastiques afin de se faire reconnaître comme un art à part entière. Si la peinture était le modèle à suivre et simultanément celui auquel il fallait se mesurer en vue de son dépassement, plasticiens, photographes et cinéastes comprirent rapidement le parti qu’ils pouvaient tirer de l’entremêlement de ces différents médiums. Autour des années 20 (ce sont alors les débuts d’Alfred Hitchcock), grâce à la ténacité et à l’inventivité des artistes, photographie et cinéma devinrent enfin, non sans mal, de nouvelles formes d’art. Leurs possibilités techniques et plastiques contribuèrent à l’élargissement de la notion et du statut d’image, longtemps dominés par la peinture, laquelle continuait néanmoins de peser de tout son poids idéologique, plastique, religieux, esthétique, politique ou économique. Mais progressivement, photographie et cinéma imposaient une modalité de production et de réception de l’œuvre d’art dès lors intégrée à ce que le philosophe Walter Benjamin nomma l’« époque de la reproductibilité technique ». En dépit des innombrables relations entre le cinéma et la peinture apparues durant le XXe siècle, ce n’est que depuis une dizaine d’années qu’historiens et critiques s’intéressent véritablement à ces questions et reconsidèrent le caractère supposé hybride ou impur du cinéma. Car « exposer le cinéma », selon les termes de Dominique Païni, n’est pas une entreprise toujours aisée dans un milieu dont les positions ressemblent fort à celles, toutes proportions gardées, du formalisme moderniste, affirmant le caractère pur de chaque médium (peinture, sculpture, photographie...), lequel ne doit à aucun prix succomber à des emprunts relevant de formes artistiques qui lui sont étrangères. Le cinéma est et doit rester le cinéma. C’est alors nier volontairement le statut spécifique de l’image cinématographique mais également toute définition d’images issues des échanges entre le cinéma et d’autres arts.
La nature de l’image en question
Sans être le modèle indépassable de ces échanges, l’œuvre d’Alfred Hitchcock (53 films) entretient une forte relation avec la peinture, non seulement par ses compositions strictement formelles ou ses structures narratives, mais parce qu’elle s’interroge sur la nature de l’image. Cela peut sembler une évidence lorsqu’il s’agit de cinéma. En réalité, peu de réalisateurs ont repris dans leur production cette problématique à partir de procédés et de formes non cinématographiques, puisque soit ils adhèrent trop littéralement aux codes de la peinture en opérant de simples citations qui n’enrichissent aucunement les médiums respectifs, soit ils surenchérissent sur la constitution des processus cinématographiques sans se rendre compte qu’ils n’ont ni le monopole de l’image ni celui du récit. L’approche de Hitchcock n’est pas le juste milieu de ces extrêmes. Il pose simplement les bonnes questions quant à la nature de l’image, qu’elle soit cinématographique ou picturale, car l’image dont il traite excède le matériau afin de mettre en valeur ses implications psychiques, morales, sociales ou éthiques. S’en tenir à des appellations comme le « maître du suspense et du frisson », et ne voir dans ses films que des histoires policières incroyablement retorses ou des psychanalyses sauvages (relations de couples, mère/fille ou mère/fils, entre autres), serait réduire l’effet de l’image hitchcockienne à ce que l’on nomme communément « du cinéma ». Or le projet d’Hitchcock est bien de considérer le « film comme art », selon la célèbre formule de Rudolf Arnheim, et non comme un cinéma qui narre des actions humaines de manière autre.
À l’écran, des formes puisées dans la peinture
La tentative menée par les deux commissaires de l’exposition « Hitchcock et l’art », Guy Cogeval et Dominique Païni, est déjà parlante par son titre. Amateur et collectionneur de Georges Rouault, Maurice de Vlaminck, Paul Klee, Auguste Rodin, Milton Avery ou Salvador Dalí à qui il demanda de réaliser les décors de la scène onirique de Spellbound, Alfred Hitchcock aura puisé principalement dans la peinture des formes qui alimenteront en partie l’esthétique de ses films. C’est donc à ce titre que l’œuvre cinématographique est présentée (mais aussi, que l’on se rassure, par des projections) selon trois axes : le premier rassemble des documents relatifs aux tournages (photographies de plateau, scénarii, maquettes, esquisses de costumes...), le second, plus scénographique, cherche à faire éprouver physiquement par les spectateurs les subtilités du cinéma hitchcockien par des reconstitutions de certains décors et des extraits de films dans lesquels ils peuvent évoluer tels des acteurs. Enfin, le troisième établit des rapprochements, des ressemblances, des influences ou des équivalences issus de la peinture qui inspirèrent ce cinéaste que Jean-Luc Godard, dans son Histoire(s) du cinéma, surnomme l’« Artiste ».
L’appellation est d’ailleurs celle de l’une des sept salles thématiques qui permettent autant une lecture historique de la production hitchcockienne qu’une interprétation des comparaisons possibles entre les photogrammes et les œuvres exposées. Sans doute, l’on trouvera parfois hasardeux certains rapprochements, surtout lorsque ceux-ci ne sont pas étayés par des témoignages directs de Hitchcock ou de quelque collaborateur, ou encore mal adaptés à certains cas alors que d’autres exemples auraient pu avoir une fonction semblable, voire meilleure. Mais, tout en respectant la logique historique, l’exposition consiste précisément à ne pas établir un fastidieux catalogue des œuvres picturales citées et éventuellement détournées par Hitchcock. Cela demande du temps, mais la chose étant somme toute réalisable, l’accumulation de recoupements factuels ne peut avoir d’intérêt que dans la mesure où elle sert des problématiques cinématographiques. Pourquoi Hitchcock a-t-il cité telle partie ou totalité d’un tableau ? Quel rôle a-t-il fait jouer à une ou plusieurs images picturales à l’intérieur d’images mouvantes ? La narration picturale est-elle assimilable à celle d’un film, ou encore quelles sont les places de la composition, du cadrage, de la couleur ou de la lumière comparativement à leurs sources picturales possibles ou déclarée ? Autant d’interrogations, parmi tant d’autres, qui demandent une interprétation critique de l’œuvre de Hitchcock dans sa relation aux enjeux esthétiques et plastiques de la peinture, démarche qui est en réalité l’essentiel de cette exposition.
Aussi les commissaires n’ont pas hésité à faire une lecture plasticienne du cinéma de Hitchcock, à commencer, dans la section « Artiste », par sa période du muet (de 1922 à 1929), notamment Ring (1927), où le coma d’un boxeur est prétexte à une apparition de formes géométriques dignes de certaines peintures abstraites d’avant-garde. D’autres films, tout au long de la carrière de Hitchcock, montrent son vif intérêt pour la géométrisation des espaces, lieux d’agencements de formes et lignes pures qui constituent les fonds des événements narratifs ou bien sont constitués par les personnages et les objets mêmes (Fenêtre sur cour).
Perspectives plongeantes, dédales, labyrinthes, chutes et vertiges, toutes ces topologies instables du cinéma de Hitchcock peuvent être perçues comme des images abstraitement structurées, surtout dans leur relation aux œuvres de Gustave Caillebotte (Le Balcon), de Paul Klee (Rock Temple) ou du peintre belge De Boeks, dont la peinture Vertigo, a peut-être inspiré Hitchcock, ou bien encore le lavis de Spilliaert intitulé Vertige. La salle des « Inquiétudes romantiques » explore les différentes formes que peut prendre l’inquiétude, qu’il s’agisse de maisons, châteaux ou forêts, ici mises en parallèle avec des photographies du pictorialiste Langdon Coburn (La Maison hantée), ou la célèbre peinture de Edward Hopper (Lighthouse Hill) que l’on retrouve dans Psycho. Les « Inquiétudes métaphysiques » suivent naturellement, avec pour rappel des œuvres de Turner, Böcklin, Spilliaert ou encore De Chirico, dont les arcades sont reprises dans certains films (La Mort aux trousses, L’inconnu du Nord-Express). De telles inquiétudes peuvent également être attachées à des objets ou à des animaux (Les Oiseaux), représentées par des tableaux de Magritte et de Max Ernst.
Des scènes d’amour filmées comme des meurtres
On ne pouvait manquer de consacrer une salle aux « Femmes » dans l’œuvre de Hitchcock, thème également traité avec ardeur et passion par des préraphaélites comme Dante Gabriel Rossetti (Rosa Triplex, Vampire) ou encore par Julia Margaret Cameron (Alithea), Munch (La Femme, Le Sphinx), et Auguste Rodin (L’Éternelle idole). Si, ainsi que l’affirmait François Truffaut, Hitchcock a filmé des scènes d’amour comme des meurtres et inversement, nombre d’ingrédients sont alors réunis pour établir des passages entre « Le désir et le double » et des œuvres telles que Le Baiser d’Auguste Rodin, Hector et Andromaque de Giorgio De Chirico ou une image pictorialiste de Margaret Cameron (Les Adieux de Sir Lancelot et la Reine Guenièvre). L’étonnant est que ces thèmes du désir, de l’amour et de la sexualité surgissent de manière par trop régulière dans les films de Hitchcock relatifs à la peinture (certaines postures des couples et leur arrangement à l’écran), pour que ces troublantes ressemblances soient simplement fortuites. Le fétichisme hitchcockien de la chevelure, de la nuque (Vuillard, La Nuque de Misia), de la main ou de l’œil est à cet égard exemplaire lorsqu’on le compare à certains tableaux de René Magritte ou de Salvador Dalí (L’Œil n°511). Enfin, comme en une sorte d’enchaînements plastiques hitchcockiens prémédités, on retrouvera dans les deux dernières salles (« Terreurs » et « Spectacles ») de nombreux rapprochements avec des peintres (Kubin, Munch, Teige, Martini, Bayer, Grosz, Magritte, Sickert, Vuillard, Vallotton), qui montrent là encore l’étendue du projet hitchcockien quant aux potentialités de l’image et de ses contenus. En prenant le parti de rendre plastique le cinéma et filmique la peinture, l’exposition rejette l’image illustrative, particulariste, réductrice et ouvre sur la question du pouvoir d’une image générique.
- MONTRÉAL, Musée des Beaux-Arts, jusqu’au 18 mars, cat. éd. Mazotta, 400 p., 240 F.
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Hitchcock Obsession
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°522 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : Hitchcock Obsession