Exposées actuellement par le FRAC Auvergne à Clermont-Ferrand ou d’ordinaire par la galerie Nelson à Paris, les œuvres de l’Allemand Helmut Dorner se caractérisent par des traces de couleur et de matière visibles sur leurs surfaces ou en transparence. Une certaine corporéité de la peinture, subtile et sensuelle.
Lorsque Helmut Dorner participe à une exposition, il fait preuve de ce qui peut apparaître à première vue comme de l’indécision. Il discute par exemple jusqu’au dernier moment des œuvres à montrer, jusqu’à ce que le camion du transporteur quitte son atelier de Karlsruhe. Parfois même, pour peu que les organisateurs lui fassent assez confiance pour cela, il apporte en personne, quelques jours avant le vernissage, les derniers panneaux peints les jours précédents. Il pourrait n’y avoir là qu’un phénomène très habituel chez un artiste, quelque chose qui s’apparenterait au trac chez un comédien. Mais dans ce cas précis il s’agit d’un trait plus fondamental qui révèle un aspect crucial de l’œuvre. Car ces hésitations se poursuivent bien au-delà de ces moments de décision partagée. En aval, c’est seulement sur le lieu d’exposition – du moins de la première occasion d’exposition – que sont fixées les particularités définitives de ce qui va constituer une œuvre autonome : le nombre et l’espacement des panneaux qui forment les polyptyques, l’orientation de chacun (les trous permettant de suspendre les œuvres ne sont percés sur les supports qu’à ce moment là), voire le titre qui viendra s’inscrire sur un cartel. En amont, chaque panneau se fabrique par l’accumulation de micro-décisions qui n’ont presque jamais l’allure d’un a priori et manifestent au contraire leur caractère provisoire. Y compris lorsque c’est une figure géométrique qui est délimitée : elle est le plus souvent tracée au crayon, avec une certaine irrégularité et incertitude. S’il y a apparence d’indécision, c’est donc en fait parce que, depuis toujours mais peut-être plus encore depuis une demi-douzaine d’années, la peinture de Helmut Dorner se fonde sur les principes d’instabilité et d’ouverture.
À l’École de Düsseldorf
À ses débuts, il aurait été difficile de ne pas interpréter le travail de cet artiste sans le lier à celui de ses camarades d’école. S’il y a eu au début des années 80 une École de Düsseldorf, c’était pourtant au sens strict de ce terme, ni stylistique ni esthétique mais seulement circonstanciel, avec le passage en quelques années par les ateliers de la Kunstakademie, où enseignait Gerhard Richter, non seulement de Helmut Dorner, entre 1976 et 1982, mais aussi de Ludger Gerdes, Harald Klingelhöller, Reinhard Mucha, Thomas Schütte et Thomas Ruff. Ce dernier fit alors de son camarade Dorner l’un des premiers modèles de ses grands portraits photographiques frontaux. La diversité de ces artistes montre assez qu’il s’agissait d’un regroupement occasionnel, quoique l’on puisse certainement continuer à leur trouver quelques traits communs, comme l’intérêt pour les questions formelles et pour celles qui touchent à l’utilisation plastique du langage écrit, comme aussi le lien plus ou moins explicite qu’ils établissent entre l’activité artistique et le fonctionnement de la pensée. Il serait difficile d’insérer à présent le travail de Helmut Dorner à l’intérieur d’une quelconque école allemande, non seulement parce qu’il a renoncé à la pratique de la sculpture, qui l’occupait essentiellement à ses débuts, mais parce que depuis 1994 il utilise d’une manière qui n’a guère de précédent le plexiglas comme support de sa peinture, fabriquant des sortes de panneaux qui sortent du mur et s’en séparent, qu’il recouvre ensuite de matériaux hétérogènes tels que la colle, le crayon, la laque et l’huile.
Sensualité et mise à distance
Ce qui singularise depuis longtemps Helmut Dorner, c’est la façon dont ses œuvres peuvent apporter une réponse à l’exigence d’autonomie que leur a léguées le modernisme historique en même temps que devenait obsolète le lien fait par les pionniers de l’abstraction, tels Mondrian ou Malevitch, entre art abstrait et conceptions politiques à visée totalisante, voire totalitaire. L’artiste refuse en effet de s’enfermer dans une délectation esthète. Quoique l’on puisse parler de séduction à propos de ses œuvres, il s’agit d’une séduction pour le moins paradoxale, qui unit sensualité et mise à distance, la laque par exemple se donnant comme une sorte de peau qui ne serait faite que de peinture, avec un aspect presque timide, renfermé, de la sensualité ainsi créée. Helmut Dorner refuse également la clôture de l’œuvre dans des justifications autobiographiques, de celles qui permettent de penser qu’un tableau abstrait a toujours quelque chose d’une confession cachée, qu’on pourrait décrypter en étudiant la vie de l’artiste. Aucun des épais empâtements, qui constituaient la totalité de la surface de ses huiles sur bois depuis les années 80 et ponctuent encore souvent celle de ses panneaux en plexiglas ne peut jamais être interprété comme la trace de la subjectivité de l’artiste, expression de son inconscient ou de ses humeurs comme chez Pollock ou chez Leroy. Tout au plus renvoient-ils à une animalité de la peinture, à une corporéité qu’elle prend garde de ne pas oublier. À ce double risque de clôture, la peinture de Helmut Dorner répond, sans didactisme ni revendication revancharde, par une pratique constante de l’ouverture. Comme l’a très finement montré l’historien de l’art américain David Moos, « l’une des caractéristiques remarquables du travail de Helmut Dorner est sa conscience de l’espace entre la peinture. Entre la peinture et quoi ? La peinture se constitue-t-elle par sa relation à d’autres objets (des parties du monde telles un mur, une colonne) ou par sa relation à d’autres structures (comme la philosophie, l’architecture, la culture) ? Peut-être l’espace entre la peinture fait-il littéralement référence à la distance qui sépare celui qui regarde la peinture de l’objet peint lui-même ? » Pour cela, elle utilise les moyens du polyptyque disjoint, qui oblige le spectateur à faire attention à la portion de mur qui se trouve entre chacun des panneaux et de part et d’autre, à faire rentrer dans son champ d’attention cette articulation ouverte sur l’espace que les œuvres habitent. Elle fait aussi fond sur la transparence de ses moyens, qui font participer concrètement l’espace et ceux qui le remplissent à l’effet visuel de l’œuvre en créant des reflets, des superpositions décalées.
Une insistance sur « l’espace entre »
En outre, comme le laisserait peut-être supposer l’une des filiations impliquées par cette insistance sur « l’espace entre » – proche, à quelques nuances près qui ont évidemment une très grande importance, de la façon dont Monet pouvait affirmer vouloir transmettre à la fin de sa vie « non pas les choses mais ce qui enveloppe les choses, l’atmosphère » – la peinture de Helmut Dorner est une peinture ouverte par l’insistance qu’elle met à créer à chaque fois une lumière spécifique, par la façon dont elle attire moins l’attention de celui qui la regarde sur ses composantes matérielles que sur la lumière que celles-ci génèrent.
Il s’agit véritablement d’une lumière suscitée, créée, non pas seulement représentée. Quoique l’artiste évoque à propos de chaque tableau la saison où il a été peint, il n’est pas question pour lui, à la différence de Monet, de représenter l’atmosphère de cette saison mais seulement de souligner à quel point chaque tableau est déterminé par les conditions lumineuses qui l’ont fait naître. Plus encore, il s’agit d’une lumière transformante, active, qui empêche la focalisation du regard sur des qualités séparées (cette tache de couleur, ce petit graffiti, cet étalement de laque, cette viscosité d’un point de colle) au profit d’une attention élargie. Les tableaux ne sont ainsi plus des objets de focalisation et de concentration, mais des foyers de rayonnement et d’action.
La perception que chaque spectateur a de ces œuvres est ainsi fondamentalement instable et personnelle, aussi bien matériellement que métaphoriquement. Mais loin d’être un défaut, cette incertitude est la condition même de l’ouverture. Tout en tenant compte des possibilités offertes par une autonomisation de la peinture, Helmut Dorner joue sur l’élargissement de nos perceptions, parce qu’à travers elles se manifeste l’instabilité de notre relation au monde comme condition assumée de notre ouverture au monde, alors que l’histoire de l’art nous a habitués à la refuser au bénéfice des au-delà les plus divers. Helmut Dorner dit vouloir transmettre dans ses œuvres la sensation d’une « pensée sans fin, qui ne sépare pas dormir et penser ». J’ajouterais pour ma part : qui ne sépare pas voir et peindre, voir et vivre, peindre et vivre.
- CLERMONT-FERRAND, FRAC Auvergne, jusqu’au 6 mai.
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Helmut Dorner
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°516 du 1 mai 2000, avec le titre suivant : Helmut Dorner