Pour sa première exposition personnelle à Paris chez Marian Goodman, sa galeriste new-yorkaise, Giuseppe Penone a choisi de présenter un petit lot de pièces réalisées au cours de ces trois dernières années qui mettent en évidence certaines récurrences de son travail, notamment par rapport au corps. S’il y est fait usage de techniques et de matériaux très divers – dessin, fonte de bronze, plaque de marbre, ou encore
collage d’épines, etc. –, tout est au service d’une intelligence du réel qui privilégie sa connaissance sensorielle à sa représentation. Propos de l’artiste recueillis par entrées.
Du corps à l’œuvre
Le corps, c’est ce qui détermine le rapport que l’on a avec la réalité. En matière de création artistique, il faut composer avec ; on ne peut pas en faire complètement l’économie. Dans le domaine des arts visuels, le rapport tant aux matériaux qu’aux techniques de réalisation de l’œuvre sous-tendent cette présence du corps. S’il existe des travaux dans lesquels, d’un point de vue iconographique, le corps est moins prégnant, il est toujours là, en filigrane, parce qu’il est une condition nécessaire à la compréhension de la réalité qui nous entoure. S’il peut disparaître dans le cas d’un travail purement dogmatique décliné à partir d’un présupposé fixé en amont, dès lors qu’il s’agit d’un travail pragmatique, lié à une adaptation à la réalité, ce travail passe obligatoirement par le corps. Cela peut paraître plus évident pour un sculpteur que pour un peintre mais il reste que, pour l’un comme pour l’autre, tout ce qu’ils font de leurs mains, directement, est chargé de cette présence du corps. Quand un sculpteur taille une matière, quand un peintre trace une ligne, celles-ci sont liées à la forme de leur bras, au mouvement de leur main. Si le travail est plus conceptualisé, cela est moins visible mais existe tout de même. Par l’action et la participation du corps au travail, on accède à une connaissance de la matière que ne peuvent fournir ni la seule observation, ni le simple raisonnement.
Du toucher
Le toucher, c’est ce qui forme notre pensée. Quand on veut savoir si tel matériau est dur ou mou, on doit le toucher. Il faut l’éprouver. C’est une expérience qui surprend souvent parce qu’à l’œil, telle surface paraît présenter telle qualité et on découvre au toucher que c’est tout autre chose. D’un certain point de vue, le toucher nous informe de ce qu’est la vérité ; ce que ne peut pas faire l’œil. Les informations que nous procure l’œil sont faussées par toutes sortes de distorsions optiques que, seul, le toucher peut corriger. En ce sens il procède d’une expérience cognitive qui contribue à former notre connaissance et c’est seulement à partir de cette formulation de la connaissance que l’on peut voir. La vue, c’est une action qui vient après le toucher. Que fait le petit enfant ? Il touche à tout pour prendre connaissance des choses qui l’entourent en les mettant dans sa bouche. Toute première connaissance de la réalité passe ainsi par le corps, par le toucher. Ce n’est qu’après qu’elle est l’objet d’un apprentissage et d’une conceptualisation.
De l’empreinte
Au cours d’une seule journée, nous créons sans le vouloir un nombre incalculable d’images. Ce sont des images involontaires qui sont constituées des traces de nos doigts, de notre peau, bref de notre corps. Ce sont des images minimales qui sont de l’ordre de l’empreinte et qui attestent notre présence au monde. Or, ce qui est surprenant, c’est que tant la culture que l’organisation sociale s’appliquent à effacer ces empreintes. Sans doute parce que l’empreinte connote l’idée de saleté. Créer une image à partir d’une empreinte emblématique de la présence d’un individu est un acte de communication. Par rapport à celles que laisse le corps, cette empreinte devient sophistiquée parce qu’elle est cultivée. Elle a une sorte de charge mythique à la façon des empreintes des mains de nos ancêtres sur les parois des cavernes ou des empreintes d’animaux fossilisées dans les rochers. Cela nous projette dans une dimension qui nous fait prendre conscience de notre extrême fragilité et nous interroge sur l’histoire, sur l’individu, sur l’existence. En ce sens, cela pose des questions essentielles, voire existentielles. On dit de l’homme qu’il a été modelé par la divinité, on peut alors penser que notre peau est faite des empreintes de cette divinité. Mais l’empreinte, c’est aussi le vide que laisse le corps dans l’air quand il se déplace et ce vide est le principe même de la sculpture.
Du marbre et de l’épine
Les veines du marbre sont des stratifications de nature différente de celles de la masse calcaire. Rendre visible le relief de ces couches fait du marbre quelque chose qui est près de la peau, de la structure veineuse du corps. C’est rendre une matière minérale séduisante au toucher. Ce qui m’intéresse dans le marbre, c’est qu’il appelle le pur plaisir de la caresse. À l’inverse, l’épine suggère une répulsion mais en même temps elle contribue à préciser l’acte du toucher. À la différence du marbre qui procure une sensation très générale, sans localisation particulière, quand on touche une épine, la pointe indique exactement la partie du corps qui est touchée. En mettant en œuvre ces deux matériaux, j’invite le spectateur à faire mentalement une expérience sensible de la matière. Je l’invite à une réflexion sur les différentes réactions psychologiques que l’on peut avoir quand on est confronté à ces deux surfaces. Il ne s’agit pas uniquement de créer une image qui ait une quelconque valeur symbolique du fait des matériaux employés. Mon travail procède essentiellement d’un discours sur la matière, un discours sensoriel. Cela me semble absolument nécessaire aujourd’hui, où nous vivons dans un monde sursaturé d’images et où la connaissance sensorielle de la réalité est très réduite. Dans cette manière de faire, il y a là pour moi une possibilité de langage qu’il faut défendre parce que cela permet d’évoquer des souvenirs très profonds qui sont enfouis dans la matière même de notre corps. Bien plus que n’importe quelle image acquise qui fait référence à une autre image, et ainsi de suite, l’histoire de la matière nous offre des sensations qui sont ancestrales, qui sont ancrées dans notre inconscient.
De l’image
Du moment que l’on s’approche de l’œuvre, il y a toutes sortes de sensations qui sont très riches en terme d’images mais il faut bien s’entendre sur ce qu’on appelle une « image ». Il me semble que le rôle de l’artiste est de trouver d’autres possibilités d’expression et de créer d’autres images qui ne soient pas seulement celles qui se perdent dans le flux visuel. Une image m’intéresse si elle est une réflexion sur la réalité et non sur la convention de l’image. Si l’on accepte l’idée qu’il faut toucher pour comprendre, on doit analyser plus le toucher que l’image. Cela nous permettrait alors d’accéder à une définition de la réalité plus exacte et nous donnerait l’« image ».
Elle se déroule à la galerie Marian Goodman, 79, rue du Temple, 75004 Paris, tél. 01 48 04 70 52, du 18 janvier au 1er mars, du mardi au samedi de 11 h à 19 h.
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Giuseppe Penone
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°544 du 1 février 2003, avec le titre suivant : Giuseppe Penone