Après Picasso au Jeu de Paume et Tapiès à la Bibliothèque nationale de France, la rétrospective Pablo Gargallo à la Monnaie de Paris complète une saison qui met en valeur les artistes associés à la capitale catalane. L’occasion de (re)découvrir l’œuvre de ce peintre-sculpteur fasciné par le corps féminin.
Ils sont nés la même année, 1881. Picasso en Andalousie, Gargallo en Aragon. A Barcelone ou à Paris, ils furent amis avant de se brouiller définitivement en 1926. L’œuvre de Picasso écrase le siècle, ses expositions suscitent toujours le plaisir et l’étonnement devant sa prodigalité et sa capacité infinie à se renouveler. Plus modeste, l’œuvre de Gargallo, qui n’a pas bénéficié d’une aussi belle longévité (elle s’est achevée en 1934), ne saurait se mesurer à celle du Minotaure. Elle la regarde, cependant, et la rencontre à plusieurs reprises. Issu d’une famille transplantée à Barcelone pour fuir les difficultés économiques, Gargallo, remarqué pour son habileté précoce, entre à 14 ans comme apprenti chez un sculpteur célèbre, Eusebio Arnau, où il apprend le métier de tailleur de pierre et de mouleur. Très tôt, il est associé à l’exécution des décors d’architecture intérieure et extérieure qui fleurissent dans une ville alors en plein délire ornemental, où l’Art Nouveau trouve un terrain très réceptif à son développement, dans le sillage du mouvement Arts & Crafts de William Morris. Barcelone porte de nombreuses traces de l’intervention de Gargallo, qui fut sollicité à différentes périodes de sa vie par les particuliers et les édiles locaux, jusqu’à ses dernières commandes, les statues académiques de la place de Catalogne et du stade municipal de Montjuich (1929). Du jeune Gargallo demeurent le décor d’une cheminée monumentale en albâtre (Hôtel España, 1899), l’encadrement en terre cuite polychrome d’un grand miroir, commande de décorateur (1903-05), puis une suite de bas-reliefs allégoriques de 1904 (réalisée au retour du premier voyage parisien) dont la veine satirique, presque caricaturale, le trait dur et cru rappellent autant Toulouse-Lautrec et Steinlen que les miséricordes du Moyen Age, période en vogue à l’époque. En témoigne l’esprit « gothique » des 38 sculptures en pied qu’il réalisa dans le cadre du programme décoratif de l’hôpital San Pau, édifié par l’architecte Domenech i Montaner. L’esprit satirique est présent aussi dans les quatre mascarons du théâtre Bosque, dans lesquels Gargallo a placé avec humour la tête de ses trois amis, Picasso, Isidro Nonell et Ramon Reventos, à côté de la sienne. Ces quatre-là, à qui il arrivait de partager logis et atelier, n’étaient pas les seuls à fréquenter Le 4 Gats, ce cabaret bohème (version catalane et tout aussi mythique du Chat Noir de la Butte Montmartre). Le poète Nogueras, Llorens Artigas (futur céramiste), Angel et Mateo de Soto et bien d’autres étaient des habitués du lieu. Quelques dessins de l’exposition « Picasso érotique » au Jeu de Paume qui les représentent donnent une idée amusée de leur bonne compagnie d’alors. Gargallo s’en souviendra dans le Jeune homme à la marguerite (1927), image désinvolte et décontractée du jeune Picasso à Barcelone.
Le nu féminin et l’autoportrait
Gargallo, qui a appris le dessin en suivant les cours du soir, s’y exerce librement et abondamment, à travers deux thèmes qui l’accompagneront toute sa vie : le nu féminin et l’autoportrait. L’un des intérêts de la présente exposition est de faire une large place à ces dessins qui, à côté des sculptures, constituent un registre à part entière de l’œuvre. Femme à sa toilette, Femme se coiffant, nombre des meilleurs dessins de la période 1903-09, souvent à l’encre de Chine rehaussée de gouache ou d’aquarelle, sont avant tout des études très travaillées du modèle, saisi comme la masse d’un corps et d’un volume, celui d’une chevelure abondamment déployée qui dissimule tout ou partie du visage (on retrouvera ce procédé dans le métal avec les Têtes de Garbo de 1930 et Femme se coiffant de 1931. Le modèle n’est plus alors que forme et matière, chair et cheveux répandus. Les sculptures des années 1900 reprennent à leur compte l’image duelle de la femme, ange ou démon, véhiculée par le symbolisme fin de siècle. Ainsi ces petits nus en albâtre, longilignes, formes effleurées pour des corps de très jeunes filles, qui semblent l’esquisse fragile et légère des formes épanouies que Gargallo sculpte dans le marbre pour évoquer Cléopâtre ou la Diablesse blanche, nus élégants et voluptueux, légèrement provocants, esclaves ou reines fatales dont il ceint les bras et les chevilles de bracelets d’argent qu’il cisèle lui-même. Statuaire classique si l’on veut, ornementale, d’une grande finesse et attention au sujet, en empathie pourrait-on dire avec le corps du modèle, et sur laquelle il travaillera toute sa vie, jusqu’à Echo et Torse de jeune fille, toutes de 1934.
Le choc devant les Demoiselles d’Avignon
Mais le vent de l’avant-garde souffle de Paris. Gargallo, retenu par la situation financière précaire de sa famille, finit par quitter Barcelone pour quelques mois et rejoindre ceux de ces amis qui s’y sont installés. Il fera de nombreux allers et retours entre les deux villes, avant de choisir définitivement la France en 1923 quand Primo de Rivera instaure la dictature en Espagne. Son second voyage, en 1907, est un choc : dans l’atelier de Picasso au Bateau-Lavoir, les Demoiselles d’Avignon, devenues pour l’histoire un emblème de la rupture avec la figuration, sont en chantier. De ce bouleversement radical, Gargallo, revenu à Barcelone, « sort » quelques mois plus tard une image neuve elle aussi : le Petit masque à la mèche, un autoportrait découpé dans une mince plaque de fer, matériau cantonné jusque-là aux outils et aux mains des ouvriers, et auquel, 20 ans avant Julio Gonzalez, il est le premier à donner ses lettres de noblesse. Raccourci visuel, concentré d’expression, cette sculpture plate, dont les rares éléments en relief (cheveux, nez, bouche) sont rapportés, ajustés et retenus par de petits clous, sera la matrice de toute une partie de l’œuvre de Gargallo, la plus reconnue, celle qui fait de lui un artiste du métal (fer, cuivre, plomb), un abstrait de la figuration classique. Cette division de l’œuvre en deux parties, l’une classique et figurative, l’autre moderne et abstraite, n’était pas reconnue par Gargallo, qui a pratiqué simultanément les deux manières sans vouloir les dissocier. Entre 1906 et 1908, période décidément pleine d’audace, il a produit un remarquable ensemble de terres cuites, la série des Faunesses. Des nus aux corps élongés, effilés, presque désarticulés, qui mettent en valeur (érotisent serait plus juste) chacune de leurs parties, jambes, fesses, seins, ventre, nuque, reins, galbés par un sculpteur inspiré. Un exercice éminemment « moderne », qu’il reprendra en 1915 dans le métal (des feuilles de cuivre), avec l’étonnant Torse de femme, œuvre fantasme où les rotondités du corps féminin s’emboîtent ou plutôt s’emboutissent.
Les années qui précèdent l’installation définitive à Paris en 1923 sont celles où Gargallo travaille, dans le plomb ou le plâtre (avant le tirage en bronze), le rapport du plein et du vide, de l’ombre et de la lumière. Les petites pièces qu’il produit, Femme à l’ombrelle, Maternité, Petit marin à la pipe, sont des sculptures en creux qui alternent parties concaves et convexes.
La danse, la musique et les Arlequins
Une fois à Paris, ses recherches, accueillies avec succès, vont s’orienter vers le thème du spectacle à travers la danse, la musique et les Arlequins, chers à Picasso, et vers les portraits d’artistes ou de stars (Kiki en 1928, les trois Greta Garbo en 1930, Chagall en 1933). Sur les conseils de Gonzalez, il recourt à la soudure autogène qui lui permet à la fois d’utiliser un métal plus épais et de s’attaquer à des formats plus importants. La stylisation et l’épure des premiers masques sont rejouées dans des pièces de plus en plus sophistiquées et élaborées, ciselées autour du vide, circonscrites par quelques armatures de métal qui distribuent la vision en plusieurs plans, en multipliant les effets de décalage, dessin tracé dans l’espace et volume en même temps. Une direction qu’il continuera d’explorer, en agrandissant la taille de ses sculptures jusqu’au monumental (Le Prophète) ou en appliquant aux matériaux traditionnels, la terre et le plâtre, ses recherches sur le métal (Arlequin à la flûte). Sans jamais renoncer à l’émerveillement sensuel que lui procure le corps humain : l’éphèbe gracieux incarné dans le Torse de jeune gitan évoque bien davantage la beauté d’Antinoüs que la sculpture en fer forgé de 1932 qui en porte le nom, et le Petit torse de femme fièrement cambré de 1925 est réalisé la même année que la Petite danseuse métallique piquée sur sa pointe de cuivre. Deux torsos lisses et parfaits, sans tête ni bras telles les statues des dieux de la Grèce, quand les Baigneuses, Dormeuses ou Porteuses d’eau, aux formes épanouies, portent peut-être la nostalgie d’autres beautés de la Méditerranée, plus terriennes. Pourtant, dans les années 20, Picasso, l’autre Pablo, n’a pas craint non plus, entre variations post-cubistes et veine ingresque, de faire ses gammes dans des directions apparemment contraires.
- PARIS, Monnaie de Paris, 11, quai de Conti, tél. 01 40 46 58 40, 3 avril-10 juin.
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Gargallo, la figure en éclats
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°526 du 1 mai 2001, avec le titre suivant : Gargallo, la figure en éclats