Gao Xingjian - Je n’ai plus aucune relation avec la Chine

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 16 décembre 2013 - 2054 mots

Le Prix Nobel de littérature est égalementun cinéaste et un peintre qui plaide pour une renaissance de l’art en Europe.

L’œil - Vous avez obtenu un prix Nobel de littérature en 2000, mais vous êtes aussi un peintre reconnu. Dans quel univers avez-vous baigné pour avoir cette double appétence pour l’écriture et les arts visuels ?
Gao Xingjian - Je suis né en Chine dans une famille aisée, ouverte, libre. Ma mère, actrice, aimait la littérature occidentale, et mon père, fonctionnaire, avait une passion pour la littérature classique chinoise. Dès mon enfance, entouré de nombreux livres, j’ai baigné dans cette double culture. Comme j’étais de santé fragile, c’est ma mère
qui m’a appris à lire. Je suis monté sur scène dès l’âge de 5 ans et j’ai commencé à écrire mon journal à 8 ans. Parallèlement, je dessinais mes premières fictions, influencé par des romans d’aventures anglais tel Robinson.  J’ai commencé vraiment la peinture lorsque j’étais lycéen à Nankin. Ce lycée, fondé par un missionnaire américain à la fin du XIXe siècle, était très réputé pour la qualité de ses professeurs, y compris de dessin. Mon enseignant était un peintre connu, j’étais fasciné par son atelier et j’allais souvent le voir travailler. Avec mon argent de poche, j’achetais des couleurs à l’unité. Ce professeur a découvert mes peintures et est venu chez moi me prodiguer ses conseils. Il m’a dit : « Je dois vous présenter au concours des Beaux-Arts de Pékin. » Mais ma mère a refusé. Pour elle, être peintre signifiait être pauvre. Alors j’ai choisi d’étudier la littérature.

Dans quel métier vous projetiez-vous alors ?
Je voulais être écrivain. À 17 ans, j’avais déjà lu énormément, des grands auteurs occidentaux : Hugo, Balzac, Zola, Tolstoï, Shakespeare… et j’ai toujours mené en parallèle littérature et arts plastiques. J’ai utilisé les crayons, le fusain, la peinture à l’huile. En 1957, quand je suis entré à l’université, j’allais peu en cours sauf quand il s’agissait des cours de français, et je passais beaucoup de temps à la bibliothèque. La censure n’était pas en vigueur. Avant la Révolution culturelle en Chine, j’avais déjà écrit une dizaine de pièces de théâtre, des poèmes, des essais, des récits… J’ai brûlé tous mes manuscrits au début de cette révolution, c’était en 1966. Après la mort de Mao, je suis devenu interprète de l’Association des écrivains de Chine, en 1979, j’ai accompagné la délégation d’écrivains chinois en France et j’ai mis au programme les visites de tous les grands musées comme le Louvre, Orsay, le Centre Pompidou. Puis j’ai accompagné une autre délégation en Italie, j’ai fait la même chose à Rome, à Milan, à Venise, à Florence…

Quelle impression vous ont fait ces grands musées occidentaux ?
Mon premier choc a été le Louvre, avec tous ses chefs-d’œuvre. En Chine, nous ne pouvions voir de ces œuvres que
des impressions de mauvaise qualité. C’est là que je me suis dit, ce que tu as fait en peinture jusqu’ici, ce n’est plus la peine de continuer. Cela a été comme une révélation. J’ai rapporté des beaux livres d’Europe et j’ai étudié les différents courants artistiques les plus récents : après les impressionnistes et les surréalistes ; on ne connaissait
pas au-delà, en Chine, car le pays s’était refermé. À travers ces livres, j’ai remarqué que tous les dix ans, les artistes avaient évolué, jusqu’à se diriger vers le conceptuel. Et que l’histoire de l’art s’était dégradée au fil du temps. L’art était devenu de plus en plus pauvre, de plus en plus simple. Jusqu’à ne plus être de l’art. Je ne voulais pas suivre cette évolution. Mais que devais-je faire ? Je me suis dit : si tu veux être un vrai peintre, tu dois revenir à l’encre, sans pour autant suivre les peintres traditionnels chinois, avec leurs images trop codifiées, peu créatives. J’ai cherché une voie originale.

Quand votre carrière de peintre a-t-elle vraiment démarré ?
Ma vraie carrière de peintre, ma recherche avec l’encre, a commencé à la fin de ces années 1970. Je ne suis pas les modes. Les courants conceptuels étaient alors très en vogue, on disait la peinture finie. Moi, le conceptuel, le design, les performances, tout cela ne m’intéressait guère. Au début des années 1980, j’ai travaillé pour le Théâtre d’art du Peuple de Pékin comme dramaturge et successivement mes pièces ont été attaquées, censurées. J’ai été menacé et j’ai dû quitter Pékin en 1987. Mes parents étaient déjà décédés. Mon père a été envoyé à la campagne, quant à ma mère elle avait été affectée à une ferme d’État, en rééducation, elle s’y est noyée. Moi-même pendant la Révolution culturelle, j’avais passé cinq ans avec les paysans. Là-bas, j’ai écrit en cachette, mais je n’ai jamais pu peindre. En revanche, j’ai fait beaucoup de photos, en noir et blanc ; cela m’a servi par la suite dans mon travail pictural, notamment sur la lumière.

Quand avez-vous exposé pour la première fois ?

En 1985, dans mon théâtre à Pékin. J’ai monté une exposition avec un artiste peintre qui avait fait la conception des masques de ma pièce L’Homme sauvage. À l’époque, si l’on n’était pas artiste professionnel, il n’y avait aucun moyen d’exposer ses œuvres. Mais c’était dans la salle de réception de mon théâtre au moment de la première de ma pièce. De nombreux diplomates sont venus voir le spectacle, qui a fait polémique, et à cette occasion ont vu mes tableaux. Le secrétaire de l’ambassade de France a aimé, il a voulu acheter l’un d’eux, mais je n’avais pas même l’idée d’un prix. Il m’a proposé 1 000 dollars, c’était énorme pour moi, mon salaire était inférieur à 100 dollars. Pour la première fois, j’ai pensé que je pouvais être peintre. Ensuite, j’ai été invité en tant qu’écrivain par les Allemands à Berlin et, en remerciement, j’ai emporté des tableaux roulés. Dans un appartement que l’on m’a prêté, j’ai accroché ces œuvres au mur et j’ai reçu tout de suite la proposition d’exposer, notamment du directeur du Centre culturel de Berlin. Immédiatement, j’ai eu les faveurs de la presse berlinoise et un grand collectionneur a commencé à collectionner mes œuvres. La reconnaissance a été rapide.

Depuis 1988, vous vivez en France, quel accueil vous ont fait les galeries ?
Les galeries françaises ne m’ont pas accepté dans un premier temps, car je n’étais pas à la mode. Au début, c’était compliqué, mais ce collectionneur allemand me soutenait. J’ai pu écrire tout ce que je voulais sans souci. C’est la peinture qui me faisait vivre. C’est toujours le cas aujourd’hui ! J’ai pu enchaîner les expositions, en France, Suède, Pologne, Taiwan, Hong Kong, États-Unis, Allemagne, Espagne, Italie, Belgique, Suisse, Luxembourg, Singapour… En 1989, 1990, 1991, j’ai participé au Grand Palais au salon « Figuration critique » et j’ai été bien reçu. En France, artiste-peintre est un métier, je suis membre de la Maison des artistes depuis 1991. C’est vrai que je suis devenu peintre par hasard. Lorsque la galerie Claude Bernard m’a présenté à la Fiac en 2003, tout a été acheté avant même l’ouverture ; voilà ma chance. Maintenant, je bénéficie d’une forte reconnaissance dans les foires internationales et suis toujours bien présent à Art Paris. En 2001, j’ai eu ma première exposition rétrospective au Palais des Papes à Avignon et, en 2003, j’ai eu une grande exposition au Musée de la vieille charité dans le cadre de la manifestation de « L’année Gao à Marseille ». J’ai ensuite donné tous ces grands tableaux à la Ville de Marseille.

Quelles sont vos relations avec la Chine ?

Jusqu’à aujourd’hui, j’y suis censuré. Ma galerie bruxelloise a voulu montrer l’un de mes tableaux à Shanghai, l’administration a refusé. Je n’ai plus aucune relation avec la Chine. Et puis, j’ai trop de propositions et de multiples projets ici : je viens de terminer mon nouveau film, destiné à la projection non commerciale, que j’ai mis trois ans à écrire, tourner, monter. Une sorte de cinépoème. Le cinéma, c’est le plus fort de tous les arts. Si l’on ne se contente pas de reproduire des scènes de la vie quotidienne, on peut y assimiler l’art du jeu ; il y a de la danse, du mime, de l’acrobatie, de la comédie, de la poésie, de la peinture, de la photo, de la musique. Mon film Le Deuil de la beauté se débarrasse de la narration et est en fait une critique de notre temps, à la fois un hommage au riche patrimoine universel qui nous a été légué depuis les Grecs anciens jusqu’aux modernes comme Le Cri de Munch. 

Quelle réflexion vous inspire l’art d’aujourd’hui ?
Je plaide pour une autre esthétique, je critique l’idéologie qu’il y a derrière l’art contemporain. Ce n’est plus l’œil qui travaille, c’est conceptuel. On veut faire la révolution, être dans la subversion. Moi je ne cherche pas à faire table rase du passé, je regarde ce qui peut m’inspirer pour faire quelque chose qui n’a pas encore été fait, je ne suis pas dans la négation du passé. J’ai une autre conception de l’histoire de l’art. Ma peinture vient de la tradition chinoise et occidentale, mais ce n’est pas une répétition ou une copie du passé. L’art pictural a une longue richesse figurative, et puis une abstraction moderne. Je trouve ma voie entre la représentation et l’abstraction, car l’hyperréalisme d’autres l’ont déjà bien maîtrisé, et la pure abstraction aussi. Une voie suggestive, évocatrice, mais où tout n’est pas précis dans l’image. Alors que la peinture traditionnelle chinoise n’a pas de perspective, la peinture occidentale a une tradition de profondeur, de troisième dimension,  mais je cherche plutôt une profondeur intérieure et psychique.

Quel jugement portez-vous sur le marché de l’art ?
Il est trop spéculatif, manipulé et lié à la mode. Si un artiste suit la loi du marché, c’est catastrophique, comment son œuvre peut-elle survivre dans le temps ? Mon goût est trop exigeant, je préfère aller au musée, acheter de beaux livres sur les peintres que j’aime.

Et l’art contemporain chinois ?
Je ne l’aime pas, souvent c’est kitsch et laid. On a perdu le sens du beau comme dans l’art contemporain occidental.

Êtes-vous optimiste ou pessimiste pour l’avenir de l’art ?
Mon film Le Deuil de la beauté est en fait un appel à une nouvelle Renaissance. Une renaissance est-elle possible ? Il me semble ; elle ne viendra pas des États-Unis ni de la Chine actuelle où le marché est omniprésent dans la société. Je compte beaucoup sur la vieille Europe qui a connu l’époque des lumières. Peut-on encore renouveler l’esprit, au-delà des intérêts économiques et politiques immédiats, réaffirmer cette valeur humaine, y compris dans l’art, rétablir ce sens du beau sans copier le passé ? Peut-on retrouver une fraîcheur ? Le sens du beau, c’est fondamentalement humain, et universellement communicable.

Repères

1940 
Naissance à Ganzhou, en Chine

1962-1970
Traducteur de français à Pékin

1995
Publication de son roman La Montagne de l’âme en France

2000
Prix Nobel de littérature

2003
Ses œuvres à l’encre de Chine sur papier sont présentées à la Fiac

2013
Sortie au Seuil d’une monographie et d’un essai (De la création) sur l’art, la création et l’esthétique

Gao Xingjian, un Nobel en beau livre

Certes plus connu pour son Nobel, l’auteur de La Montagne de l’âme est aussi un peintre qui continue de vivre, quatorze ans après son prix littéraire, « de sa peinture ». Ses encres de Chine, depuis celles de la fin des années 1970 jusqu’à celles de 2011, font aujourd’hui l’objet d’une somptueuse monographie publiée au Seuil. Celle-ci montre un artiste inclassable, hors du temps, hors de son temps, qui perpétue à sa manière l’histoire de la création chinoise. Sous son pinceau gonflé d’encre noire – l’artiste a peu pratiqué la couleur –, morceaux de nature et silhouettes humaines flirtent avec l’abstraction sans jamais véritablement basculer. Une étude de l’écrivain Daniel Bergez accompagne les splendides reproductions de l’ouvrage, et révèle ce qu’elles doivent à la tradition chinoise et à la découverte de l’art occidental – les artistes qui l’inspirent vont de Léonard de Vinci à Rodin. Parallèlement, Gao Xingjian publie, toujours au Seuil, ses textes autour de la création, dont un essai Pour une autre esthétique, critique non feinte d’une époque qu’il qualifie de « plus grande des supercheries ».
Gao Xingjian, Peintre de l’âme, textes de Daniel Bergez, Seuil, 264 p., 70 e.

« Le Deuil de la beauté »,

sera projeté à Paris, à l’Institut national d’histoire de l’art, le 12 mars 2014.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°664 du 1 janvier 2014, avec le titre suivant : Gao Xingjian - Je n’ai plus aucune relation avec la Chine

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