On a pu voir récemment ses installations chez Chantal Crousel à Paris ou à la galerie Bob van Orsouw à Zurich. À partir du 28 mai, le Genevois Fabrice Gygi envahit la rue du Magasin de Grenoble avec 18 pièces qui évoquent une manifestation publique.
La tentation est toujours grande d’expliquer des œuvres surprenantes par la biographie, voire par la physionomie de leur créateur. Le portrait d’artiste tient couramment de l’explication de texte par des moyens aussi primitifs que la physiognomonie ou la phéronologie, qui prétendaient expliquer le caractère d’un individu par les particularités de son visage ou de son crâne. Lorsque la description de l’artiste peut servir de valeur ajoutée pittoresque, il devient même difficile d’y échapper. Ainsi, confrontés aux œuvres de Fabrice Gygi, la plupart des commentateurs se sont-ils longuement attardés sur des traits de leur auteur censés sans doute y trouver leurs parallèles et leurs prolongements. « Les bras couverts de tatouages, une gueule de taulard taillée au couteau, une enfance difficile et plutôt délinquante passée entre fugues et maisons de correction : Fabrice Gygi porte sur lui tous les signes d’une vie dure et rebelle »... « Fabrice Gygi est mieux connu de la police que des dictionnaires d’art. Le jeune mec [...] est de toutes les manifs »... « Tatoué, piercé, le visage marqué, Fabrice Gygi incarne physiquement toute la violence sociale que le bourgeois se refuse à prendre en stop »... « Des petits mots et des dessins tatoués constellent ses bras. Assez obscurs pour faire dérailler l’imagination de certains journalistes »... Ce petit échantillon, qui cite presque la moitié des articles parus sur lui, démontre assez la fascination que peut exercer l’artiste suisse, né en 1965, sur ceux qui l’ont rencontré à Genève où il vit, à Lausanne où il enseigne, ainsi que dans les métropoles européennes où il expose depuis le début des années 90. Il y a là un phénomène habituellement réservé aux rock stars mais qu’a précisément réussi à mettre à mal la nouvelle scène des musiques électroniques à laquelle Fabrice Gygi s’est parfois associé (par exemple en collaborant avec Sidney Stucky pour Scène, sorte de cabine fortifiée de DJ bordée par des tours d’enceintes, dont s’échappait un mix suffisamment fort pour déranger les visiteurs de l’ARCO de Madrid où elle était présentée ce printemps). Et l’on se prend à rêver que, comme pour les grandes pointures de la techno, les critiques soient obligés de juger de ses productions sans forcément connaître le visage de leur auteur.
Entre sculpture, installation et matériel de performance
Il serait alors nécessaire de revenir au statut ambigu de ces pièces que l’artiste propose à l’expérimentation des visiteurs d’exposition. Ses créations participent à la fois de la sculpture, de l’installation et du matériel de performance. Elles ont la proximité avec le réel qu’avaient les ready-mades de Duchamp et l’on a souvent le sentiment de se retrouver en face d’un matériel de police ou de sport collectif simplement approprié et transporté dans l’enceinte esthétisante du musée ou de la galerie. Mais elles sont chaque fois construites spécifiquement, comme des objets rares et artistiques, avec une précision formelle qui les apparente aux sculptures minimalistes d’un Donald Judd ou d’un Carl Andre, réutilisant des matériaux de l’industrie pour en faire des « objets spécifiques » d’une telle valeur plastique qu’elle obligerait à repenser l’idée même de beauté. Cependant, alors que Carl Andre séparait ses convictions marxistes de sa production artistique, on ne peut échapper aux connotations politiques des pièces de Fabrice Gygi, que l’on prenne ou non en compte le contexte particulier de la Suisse qui lie par exemple équipements sportifs ou festifs à l’institution militaire (les podiums de kermesse, les parcours de santé, sont généralement prêtés par l’armée). Qui plus est, tout en étant faites pour être regardées, ainsi que des œuvres d’art visuel traditionnelles en compétition avec toute l’histoire de la statuaire, ces installations appellent aussi un usage plus ou moins direct (à moins de détruire l’œuvre et le lieu où elle est présentée, on ne peut qu’imaginer se servir des Chisteras projectiles de 1997, cette idée étant évidemment provoquée par l’allure menaçante du matériau utilisé pour construire ces objets de propulsion et contenir les billes d’ivoire qui pourraient éventuellement leur servir de projectiles). Certaines pièces de l’artiste, par exemple les Airbags ou les différentes versions des Paravents (bâches de PVC tendues sur des cadres métalliques, disposées autour d’une pièce) imposent de véritables contraintes aux corps qui les pénètrent ou les approchent, comme le faisaient les installations de Bruce Nauman. D’autres sont plus participatives, à l’instar des dispositifs utilisés par Allan Kaprow dans ses happenings fondateurs. Jamais pourtant, même dans le cas d’une buvette ou d’un glacier ambulants, cette invitation à l’action ne prend le caractère de réconciliation sociale momentanée et idéalisée que tant d’artistes lui donnent aujourd’hui, dans un irénisme qui singe les faux moments de rassemblement de la culture underground des sixties (façon mini-Woodstock revu et corrigé par « l’esthétique relationnelle » pour un stand de foire d’art contemporain). Lorsque Fabrice Gygi a réalisé des performances, elles ont d’ailleurs eu en général un caractère explicitement violent et quasiment anti-social – culminant peut-être avec Toujours debout, déplacement de l’artiste guidé strictement par deux fils de cuivre passant dans chacune de ses oreilles, fils qui conduisaient l’électricité servant à faire marcher un mégaphone transporté sur son dos.
Tribunal de 1999 est exemplaire d’un tel fonctionnement, que l’on ne peut que simplifier si l’on veut le traduire par écrit. C’est d’abord une sculpture autour de laquelle le spectateur peut tourner pour apprécier la pureté de ses formes géométriques et la précision des relations entre les grands aplats de couleur du PVC, la tubulure métallique qui les supporte et les lanières qui les maintiennent en place. C’est aussi une architecture qui n’est pas sans rappeler les nefs en berceau de l’architecture antique, une sorte de monument transportable. De ce point de vue, si la première impression peut avoir été celle d’un ready-made, on voit rapidement qu’il s’agit d’une création d’autant plus magistrale qu’elle s’exprime sous des formes dépersonnalisées. Mais ce n’est pas au regard seul que cette œuvre se propose (en dehors même du fait que, comme toute sculpture née après le Minimal Art, elle se confronte au corps avec tous ses sens). Elle est aussi une installation dans laquelle l’ouverture des parois invite à pénétrer, imposant certains comportements. Ceux-ci peuvent être d’ordre esthétique. Ils sont aussi liés à un stock d’images et d’expériences partagées par tous nos contemporains : hôpitaux de fortune sur les théâtres d’opération, tentes de réfugiés destinées aux victimes et aux bourreaux de toutes les guerres qui caractérisent le monde après la fin du duopole américano-soviétique, tribunaux d’exception, militaires ou humanitaires selon les occasions et les positions de force relative sur l’échiquier international... Métaphoriquement ou réellement, chaque spectateur est invité à occuper une des positions rendues possibles par le dispositif d’estrade, de bancs et de tables : juge ou assesseur, témoin ou accusé, spectateur enfin. De toutes façons, il est toujours reconduit en même temps à sa double condition de participant du monde de l’art (au moins comme visiteur d’exposition) et d’acteur d’une société qui ne s’arrête pas à la porte du lieu d’exposition. Tandis que l’œuvre, modélisant le fonctionnement du pouvoir dans nos démocraties où celui-ci se conquiert par l’image, est à la fois un objet de fascination attrayant et un instrument de dévoilement des dispositifs de contrainte.
Le travail de Fabrice Gygi est ainsi ambigu dans le meilleur sens du terme. À propos de Arabatt Al-Woudour (1999), assemblage de métal sur roulettes, où l’eau de plusieurs fontaines en circuit fermé coule dans un bassin destiné à ce que chacun puisse s’y laver les pieds selon un rituel spécialement associé à l’Islam, la critique d’art Catherine Francblin concluait récemment que « quand l’art aborde des questions d’une telle ampleur, il est important qu’il se fasse mieux comprendre ». Mais si l’artiste met tant de soin à ce qu’aucune des caractéristiques de ses œuvres, ni aucun de leurs effets ne soient déterminés une fois pour toutes, c’est qu’il s’agit toujours pour lui de laisser la place à un nomadisme fondamental. Ses pièces s’ouvrent à ce qu’il a lui-même évoqué comme cet « insaisissable [qui] est perçu comme une menace par notre société qui tend à définir et donc à figer les individus. » Une œuvre d’art, pas plus qu’un individu, ne peut jamais se ramener à l’addition de ce qu’on peut en décrire.
- GRENOBLE, Le Magasin, jusqu’au 10 septembre.
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Fabrice Gygi
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°517 du 1 juin 2000, avec le titre suivant : Fabrice Gygi