MADRID / ESPAGNE
Madrid replace le « voguing » dans la perspective de l’émancipation des communautés queers noires aux États-Unis. Une exposition radicale.
Madrid. Le CA2M, un centre d’art situé à la périphérie de Madrid, se penche sur la « vogue » (ou le « voguing »), une pratique chorégraphique diffusée au sein des communautés queers aux États-Unis. dans les années 1980. Manuel Segade, directeur du CA2M et co-commissaire de l’exposition avec Sabel Gavaldon, situe les enjeux du projet autour d’une histoire de la performance au cœur de laquelle se loge le corps noir. Ce projet déplace le cadre de la danse dans le champ social de la violence raciale et des stratégies d’émancipation qui en découlent.
L’exposition redonne à la mort la place centrale qu’elle occupe dans la production historique du corps noir. Le film Love is The Message, The Message is Death d’Arthur Jafa nous plonge dans cette violence comme principe de répétition. Sept minutes d’images de corps battus, assassinés, blanchis (Michael Jackson) alternant avec des soleils noirs. « This is a god dream… » Les paroles de Kanye West (extraites de la chanson Ultralight Beam) teintent les images de l’intense mélancolie d’un gospel contemporain. C’est justement dans ce chant que le voguing plonge ses racines.
À l’instar d’une histoire qui n’a de cesse de se rejouer, le parcours de l’exposition décrit des boucles faisant se superposer leurs rimes. Les affinités « trans » que favorise un temps qui revient sur lui-même confèrent au corps noir la faculté de transmettre son histoire : c’est ce que montre le film de Wu Tsang (For how we perceived a life, 2012). Les performeurs y rejouent des scènes du film Paris is burning (réal. J. Livingstone, 1991) documentant les concours de voguing à New York dans les années 1980.
L’approche intersectionnelle (qui croise genre, classe et race) des luttes d’émancipation révèle la reproduction des mécanismes d’oppression et de rejet au sein même des communautés queers. Une vidéo tournée en 1973 lors de la Gay Pride de New York montre la prise de parole de Sylvia Rivera, qui fut à l’avant-garde des émeutes de Stonewall (1969). La transsexuelle latino se fait huer par un auditoire gay majoritairement masculin et blanc. Son expérience met en lumière un processus normatif au sein de la communauté gay. Celui-ci s’oppose au corps pensé comme instrument historiographique dont l’affirmation produit des formes sociales de révolte. Sur un grand écran, des vogueurs (D’relle Khan, Bam Bam Garçon et Jay Jay Revlon) dansent dans les rues de Londres. Au lendemain de l’attentat d’Orlando (Floride, 2016), ils rendent hommage aux victimes dont les médias ont gommé l’identité, celle de queers latinos.
Devant l’impossible production d’un « nous » par trop homogénéisant, le danseur reste seul. C’est cette solitude qu’agitent les voiles de gaze légère de Paul Maheke, frémissant de leurs présences isolées. Une question du désir qui sous-tend l’ensemble de l’exposition. Le photographe Lyle Ashton Harris projette ses Ektachrome Archives (New York Mix) de 2017 accompagnées d’un remix du Nightclubbing de Grace Jones. Cet album mélancolique d’une famille d’amis et amants ranime le souvenir de la Ballad of Sexual Dependency réalisée par Nan Goldin en 1985. Quant au très beau film de Marlon T. Riggs, Tongues Untied (langues déliées, 1989) qui met en scène la complexité de l’homosexualité chez les hommes noirs, il se conclut par cette phrase : « Des hommes noirs aimant des hommes noirs, c’est ça l’acte révolutionnaire. »
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°497 du 16 mars 2018, avec le titre suivant : Vogue à l’âme et corps noir