À travers l’œuvre de douze artistes se dessinent les contours de « l’art singulier », un art que le public cerne encore mal et dont il peut découvrir la force et la diversité au Musée Paul-Dini.
Villefranche-sur-Saône (Rhône). La collection du Musée Paul-Dini comprend des œuvres d’Anselme Boix-Vives (1899-1969), Armand Avril (né en 1926) ou Henri Ughetto (1941-2011). Le public s’interroge souvent sur ce qui définit leur art dit « singulier » et sur sa différence avec l’art brut. « Les douze artistes rassemblés dans cette exposition ont pu voir leurs œuvres étiquetées comme étant de l’art singulier, de l’art brut, de l’art naïf, de l’art hors-les-normes, de l’art populaire ou encore de l’art contemporain… », explique le texte d’introduction de l’exposition, qui précise qu’ils ont tous un lien avec la région Auvergne-Rhône-Alpes. En réunissant environ 160 œuvres et documents, les commissaires se sont donné pour but de familiariser les visiteurs avec une forme d’art captivante et parfois dérangeante.
La première salle, très didactique, présente les différentes dénominations, d’art naïf à outsider art. Aucune n’est satisfaisante pour désigner tous les créateurs qui se situent en marge des mouvements artistiques. D’ailleurs, en écho à ce que Philippe Dereux (1918-2001) appelait ses « théâtres », une salle rassemble des œuvres des douze artistes qui se consacrent à la figure humaine, montrant ce qui peut les rapprocher autant que ce qui les éloigne.
C’est par un exergue consacré à Jean Dubuffet (1901-1985) que débute véritablement le parcours. S’il a inventé le terme d’art brut pour des artistes qu’il collectionnait – ils devaient être notamment autodidactes et éloignés des circuits commerciaux –, lui-même se rapprochait plutôt de l’art singulier, cherchant à se libérer de la tradition qu’il connaissait bien et de l’enseignement qu’il avait reçu. Nombre de créateurs présentés dans l’exposition sont dans le même cas. Il s’était intéressé à des sculptures anonymes, qu’il avait nommées les « Barbus Müller » [voir ill.], dont on sait aujourd’hui qu’elles étaient dues à un cultivateur, Antoine Rabany (1844-1919). Non loin de ces sculptures, des photographies évoquent le palais de Joseph-Ferdinand Cheval (1836-1924) (le facteur Cheval), tandis que les sculptures en pierre de Volvic de Joseph Barbiero (1901-1992) séduisent par leur monumentalité contrastant avec la finesse de ses dessins.
Les peintures très colorées d’Anselme Boix-Vives, réalisées à partir de 1961, témoignent des engagements et peut-être des cauchemars de cet utopiste qui, à travers des publications, militait pour que la paix règne dans le monde. À l’opposé, c’est un art gardant les émerveillements de l’enfance qu’a développé Gaston Chaissac (1910-1964), encouragé dès 1937 dans cette voie par le milieu artistique parisien. Philippe Dereux a commencé à créer après sa rencontre avec Jean Dubuffet en 1955. Travaillant essentiellement à partir de matériaux organiques (légumes et végétaux), cet instituteur élevé à la campagne représentait des personnages aussi bien que des paysages non figuratifs. Parallèlement à la peinture à l’huile, Armand Avril, fils du peintre et collectionneur d’art africain Marcel Avril, a lui aussi choisi des matériaux collectés pour s’exprimer : il assemble pinces à linge, capsules, tissus ou végétaux dans des tableaux que l’on a souvent comparés à des reliquaires.
Henri Ughetto, ouvrier et étudiant à l’école des Beaux-Arts de Lyon, peignait sur toile jusqu’à une expérience de mort clinique en 1963. Il choisit alors la sculpture, assemblant des objets en plastique ou utilisant des moulages de torses ou de ventres de femmes. Il y pulvérisait un nombre précis de gouttes de peinture rouge pour évoquer le sang. Ces œuvres rappelant des objets votifs sont présentées auprès des monumentales sculptures sur bois réalisées à la tronçonneuse de Jean Rosset (1937-2021) qui a expérimenté également la sculpture sur arbres vivants et la « biosculpture », objets de bois laissés à la nature pour qu’ils se décomposent. Loren (né en 1956), lui, crée des sculptures et des panneaux, obtenant, par l’assemblage de verre, bois, céramique ou ossements, des personnages ou des animaux fantastiques. C’est un univers très éloigné des œuvres fascinantes des deux seules artistes femmes. Les peintures de Marie Morel (née en 1954), mêlées de plumes, de tissus, de perles ou de pièces de monnaie, doivent être observées de près : on y découvre alors son propos – critique du règne de l’argent ou interrogations philosophiques, par exemple. Quant à Isabelle Jarousse (née en 1964), elle façonne elle-même son support de papier qu’elle couvre de motifs à l’encre noire et au pastel, créant un univers minuscule et foisonnant dans lequel chacun peut retrouver ses rêveries ou ses angoisses.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°626 du 2 février 2024, avec le titre suivant : Une leçon d’art singulier