En oubliant le Jean Dubuffet pamphlétaire, activiste et compagnon de l’art brut, le Centre Georges-Pompidou livre pour le centenaire de l’artiste un portrait en maître moderne du XXe siècle. Dans un accrochage chronologique, quelque quatre cents œuvres sont là pour témoigner de cette gloire posthume et d’un titre indéniablement mérité.
PARIS - “Il me faut vous prévenir de cette drôle d’aventure qui m’est arrivée, il est venu chez moi à Noël dernier, un personnage éminent (Jean Paulhan) et qui s’est pris d’intérêt pour mes peintures, et voilà qu’il en a parlé à d’autres, qui en ont parlé à d’autres et ça n’a plus cessé jusqu’à ce qu’enfin on écrive de différentes parts des livres sur moi et je suis devenu une espèce de vedette à Paris, comme ce Huron ramené du Pérou dont parle Montaigne...”, confiait Jean Dubuffet à Ludovic Masse en 1944. Dès le début, Dubuffet n’a cessé de jouer à l’étranger, au spécimen exotique qui se promenait dans le monde des lettrés. Rassemblés sous le titre commun de “Plus beaux qu’ils ne croient”, Michaux vieil ivoire et thé, Antonin Artaud aux houppes, Ponge aux yeux noirs ou Dhôtel velu aux dents jaunes sont ainsi de curieux portraits d’érudits, composé par un faux sauvage à base de terre, de pigments et d’incisions. Ces portraits sont évidemment présents, mais ce n’est pas à ce Dubuffet-là que s’attache aujourd’hui la manifestation du Centre Georges-Pompidou. Il est évidemment paradoxal de fêter le centenaire de l’auteur d’Asphyxiante culture au Musée national d’art moderne (quoi de plus pesant et officiel ?). Il l’est peut-être moins de s’attacher à l’une des figures les plus déterminantes de l’art moderne d’après-guerre – du reste l’un des rares peintres français de l’époque à s’être attiré les bonnes grâces de la critique américaine. C’est d’ailleurs la seconde version qui a été choisie par l’exposition parisienne. Elle présente l’œuvre de l’artiste dans sa plus pure autonomie, sans aucune digression sur ses “à-côtés”, sur Dubuffet écrivain, pamphlétaire ou compagnon de l’art brut. Ici, seul le peintre compte et il fait l’histoire à lui tout seul. Rétrospectivement, l’artiste paraît avoir pris un malin plaisir à enchaîner les cycles comme dans un manuel scolaire : Marionnettes de la ville et de la campagne, Texturologie et matériologie, Paris-Circus, L’Hourloupe et les Théâtres de mémoire.
Rapports avec la grande histoire
Premières tentatives, Fonds de rivière boueux de 1927, les portraits de sa compagne Lili ou les Masques en carton de 1935 semblent d’ailleurs préfigurer nombre de thèmes développés à partir de 1942 : portraits, recherches matiéristes ou jeux de théâtre. Le tout sera pourtant considéré par l’intéressé comme de la “préhistoire”. Il débute sa carrière officiellement en 1942, lorsqu’il confie son commerce de vin pour une activité de “dilettante”. Mais l’amateur ne chôme pas et la densité des tableaux présentés (400, pour une œuvre qui compte près de 10 000 numéros de catalogue) le prouve. Les toiles de la période comprises entre 1943 et 1950, grossièrement des Métro aux Corps de dames, inventent systématiquement de nouveaux modes de représentation, d’appréhension empiriste de l’espace. Tout est plan, mais les points de vue sont multiples. Impossible pourtant de songer à un héritage du Cubisme même si l’Essayeuse de chapeau (1943) rappelle par ses teintes et son traitement la production contemporaine de Picasso.
Nié par Dubuffet, ce rapport avec l’histoire de l’art “classique” perce tout au long de la rétrospective. Placées sur la même cimaise, Les Texturologies, réalisées entre 1957 et 1958, exprimeraient mieux que n’importe quel Pollock le concept du all-over : la composition a abandonné toute idée de centre au profit de la surface. Ce ne sont pourtant que les faux échantillons concrets de “la chaussée la plus dénuée de tout accident et de toute particularité, n’importe quel plancher sale ou terre nue poussiéreuse, auxquels nul n’aurait l’idée de porter son regard”, comme l’écrivait Jean Dubuffet en 1959 dans Célébration du sol. Large format horizontal, le Tissu social de 1972 traite lui les éléments figuratifs grossiers comme des motifs. À l’instar des Sites de 1981, leur composition est fortement abstraite pour déboucher sur les derniers Théâtres de mémoire (1984).
Détail et univers
La double lecture et les changements de focale sont omniprésents dans l’œuvre de Dubuffet. Les paysages, bien sûr, comme la Butte aux visions de 1952, les corps de femmes (la très organique Arbre de fluide ou la plus minérale Métafizyx, 1950), mais aussi Paris-Circus, où les automobiles s’assimilent à des cellules d’un corps plus vaste (La Fiat aux pare-chocs, 1961), sont autant d’exemples d’un balancement permanent entre macro et micro, détail et univers, retranscription du réel et de l’imaginaire. Synthèse de ses basculements, le cycle de l’Hourloupe, qui court de 1962 à 1974, trouve son accomplissement dans Coucou Bazar (1972). Partiellement reconstitué et plongé dans une semi-obscurité, le décor du spectacle s’offre comme un semi-panorama où les formes s’emboîtent, se cachent et se découvrent : une forêt de peintures ou un “exercice philosophique”, selon Dubuffet.
- JEAN DUBUFFET (1901-1985), EXPOSITION DU CENTENAIRE, jusqu’au 31 décembre, Centre Georges-Pompidou, Paris, tlj sauf mardi, 11-21h, le jeudi 11h-23h, cat. 500 p., 360 francs.
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Un classique du XXe siècle
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°133 du 28 septembre 2001, avec le titre suivant : Un classique du XXe siècle