L’appareil qu’il avait créé fut « tellement surprenant » qu’il crut « à de la magie ». Pour Moholy-Nagy, la fascination naît de la lumière, ce matériau phare qu’il a saisi dans ses photogrammes.
En 1923, pressé par Walter Gropius et alors qu’il n’a que vingt-huit ans, Moholy-Nagy rejoint le corps enseignant du Bauhaus. D’abord à Weimar, puis à Dessau, dont il photographiera admirablement les bâtiments en usant de cadrages dynamiques géométriques. Il reprend alors le cours de Johannes Itten, dirige l’atelier de métal et assure l’enseignement de la typographie, révélant une vocation affûtée et jamais démentie de grand pédagogue. C’est là qu’il peaufine, avec le concours d’un ingénieur et d’un technicien, son fameux Lichtrequisit, ou Licht-Raum-Modulator (1922-1930), assemblage cinétique et visionnaire initialement destiné à la scène.
Machinerie complexe, toute de métal, de mécanismes électriques et de lumière, l’objet s’avère être un véritable producteur de spectacle. « L’appareil était tellement surprenant par l’aspect coordonné de ses mouvements et de ses jeux de lumière et d’ombre que je crus presque à de la magie », confessera-t-il en 1947. Tiges, grilles, disques, plaques perforées en métal poli, les éléments exécutent des mouvements rotatifs permis par un système de roues dentées. Frappée de rayons lumineux, la machine module une explosion d’ombres et de réflexions sur un mur blanc.
Moins sculpture que construction scénique flirtant avec le design, il y a là tout ce qui constitue la boîte à outils de l’artiste hongrois : dématérialisation, allègement drastique de la masse, effets optiques, matériaux industriels, association sans hiérarchie de l’art et de la technologie, vision en mouvement et matériau spatio-lumineux. Et, par-dessus tout, une possible application, l’objet étant moins destiné à être vu qu’à « performer » sur scène.
C’est d’ailleurs ce qu’enregistrera en substance Lichtspiel : Schwarz-Weiss-Grau (« Jeu de lumière : noir-blanc-gris »), film que Moholy-Nagy réalise en 1930 à partir du modulateur, véritable démonstration de l’autonomie formelle du phénomène lumineux. Mieux encore, lorsqu’il photographiera l’appareil – ce qu’il fera à plusieurs reprises –, il n’hésitera pas à le tronquer, bien plus occupé à fixer les effets de lumière qu’à rendre compte de la sculpture.
Le photogramme, captation de la lumière
Une telle promotion du phénomène lumineux se développe chez Moholy-Nagy dès le début de son jeune parcours. Comme sa conception du médium photographique, simple technique capable de libérer le potentiel plastique de la lumière, la couche photosensible du papier photographique constituant pour lui « le principal outil du procédé photographique ».
Au début des années 1920, Schad et Man Ray se sont déjà lancés dans des expérimentations de « photographie sans appareil », notamment avec Les Champs délicieux, mais il semble que Moholy-Nagy n’en a pas encore connaissance lorsqu’il entreprend lui-même l’élaboration de ses premiers photogrammes en 1922. La peinture lui paraît insuffisante à transmettre la lumière, l’espace et le mouvement ? Avec le photogramme : « La lumière est pratiquement saisie dans son rayonnement immédiat, fluctuant et oscillant », s’enthousiasme-t-il.
Moholy-Nagy choisit des objets, des formes, les déplace, les glisse, les associe, les réexpose, et expérimente toutes sortes d’impressions directes sur le papier. Les formes semi-transparentes y flottent sans perspective ni champ référentiel. Ainsi la lumière est-elle utilisée comme « facteur formel primaire, qui crée l’espace et le mouvement, et élimine la perspective centrale de la photographie. Carrés, rectangles, cercles superposés des débuts laissent bientôt place à des compositions plus aléatoires.
L’écran de cinéma, un substitut du chevalet du peintre
Durant son enseignement au Bauhaus, Moholy-Nagy développe en chambre noire et n’intervient plus sur l’organisation des formes, laissant les empreintes lumineuses moduler l’intensité de la composition. Contours flous, zones diaphanes, il varie les fonds, la distance entre l’objet et la surface, teste des empreintes en volume, utilise prismes, miroirs, lentilles déformantes. Avant de complexifier encore son répertoire à la fin des années 1920, en usant de grilles, d’objets de métal ou de verre reconnaissables sur la surface du papier.
Troquer les pigments pour la lumière, plaide l’artiste. Ce qui ne l’empêche pas de poursuivre parallèlement ses recherches picturales. Après tout, comme il l’assure lui-même, « l’écran rectangulaire de nos salles de cinéma n’est rien d’autre qu’un substitut du chevalet ou de la peinture murale ». Les premières toiles, imprégnées de sa fréquentation des programmes constructivistes et suprématistes, jouent de formes géométriques élémentaires. Très vite, les compositions se font architectoniques, tendues, assemblées sur un fond plat par effets de transparence de manière à créer incertitudes de plan et modulations de valeurs.
Entre 1925 et 1928, la touche s’allège, suivant le même processus de dématérialisation permis par les photogrammes. Jusqu’à peindre sur des supports transparents à la fin des années vingt. Encore une autre expérimentation pour mieux réconcilier intellect et émotion plastique.
Repères
1895
Naît à Bácsborsód (Hongrie).
1918
Il abandonne ses études de droit pour la peinture.
1919
Participe au MA (Aujourd’hui), mouvement d’avant-garde révolutionnaire.
1920
Fréquente les dadaïstes berlinois et découvre le suprématisme et le constructivisme.
1922
Premiers photogrammes, « photos sans appareil ».
1923
Enseigne au Bauhaus (Weimar).
1928
Quitte le Bauhaus et entame une carrière de scénographe.
1937
Directeur du New Bauhaus de Chicago.
1946
Décède à Chicago.
Comprendre l'aprés-Bauhaus
Si la dissolution de l’école marque la fin du Bauhaus, ses principes pédagogiques et théoriques, relayés par une poignée d’anciens enseignants, trouveront encore un puissant écho jusque dans les années 1970.
Le New Bauhaus : conforme
Par l’entremise de Gropius, à son arrivée à Chicago en 1937, Moholy-Nagy prend la tête d’un New Bauhaus répondant aux mêmes préceptes que ceux de l’illustre école. L’expérience est brève, mais donne naissance en 1939 à la School of Design. Au programme : art, design, technologie, sciences et, en matière obligatoire, un atelier d’étude de la lumière.
Die Hochschule für Gestaltung : durable
Ancien élève du Bauhaus, l’architecte, théoricien et artiste suisse Max Bill en prolonge clairement les enseignements en fondant son école d’arts appliqués à Ulm en 1953. Itten et Albers y donneront des cours, et c’est à elle que l’on devra l’essor du design rationnel.
Black Mountain College : effervescent
Sans doute moins explicitement inféodée à la structure source, la célèbre école de Caroline du Nord, fondée en 1933 par John Andrew Rice, sera particulièrement influencée par la pédagogie et l’abstraction de Josef Albers. Cage, Cunningham, De Kooning, Rauschenberg emprunteront à l’esprit de communauté créatrice transmise par le vieux maître.
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Troquer les pigments pour la lumière
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Informations pratiques. « László Moholy-Nagy. Retrospective », jusqu’au 7 février 2010. Schirn Kunsthalle, Francfort. Le mardi et du vendredi au dimanche de 10 h à 19 h. Mercredi et jeudi de 10 h à 22 h. Tarifs : 8 et 6 €. www.schirn-kunsthalle.de
Bon anniversaire Bauhaus. Fondée en 1919 à Weimar par Gropius, l’école du Bauhaus a formé un bouillonnant laboratoire de la modernité dans les domaines de l’art, de l’architecture, du design et du théâtre. Son programme favorisant le rapprochement des arts et de l’artisanat a suscité l’adhésion d’Albers, Breuer, Feininger, Kandinsky, Schlemmer, Itten, Moholy-Nagy… Une formidable et décisive aventure qui s’achève en 1933 sur ordre nazi. À New York, le MoMA s’associe à l’événement en accueillant jusqu’au 25 janvier 2010 l’exposition « Bauhaus 1919-1933 ».
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°619 du 1 décembre 2009, avec le titre suivant : Troquer les pigments pour la lumière