Art moderne

Toyen, une vie à soi

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 28 mars 2022 - 1771 mots

Magistrale, l’exposition du Musée d’art moderne de Paris offre de (re)découvrir l’œuvre et la vie de Toyen (1902-1980), l’une étant le synonyme de l’autre. De l’insoumission et de la liberté élevées au rang des beaux-arts.

De l’enfance de Toyen, née Marie Čermínová à Prague en 1902, on sait peu de chose. Des parents (Václav et Marie) et une sœur aînée (Zdeňka). Rien, ou si peu. Comme si l’état civil, qui assigne à des origines involontaires, n’était rien au regard de la vie, celle que l’on érige à force d’émancipation, de liberté. Accéder à soi, loin des racines autoritaires, quitte à être une mauvaise pousse, un surgeon : tel est le désir précoce de Marie Čermínová. Pour preuve, la plus ancienne photographie conservée par l’artiste la représente en petite fille modèle, jupe plissée et col amidonné, perdue dans un âge incertain, sept ou huit ans, mais avec un regard défiant déjà l’objectif, comme sûre de son droit, et indifférente à ses devoirs. Sur son épaule gauche, une main, sans doute celle de sa mère, mais une main sans corps, car la photographie en noir et blanc a été découpée par l’artiste, manière de s’émanciper de ce monde adulte fait d’injonctions et de comminations, de ce monde adulte qui dompte les joies et infléchit les corps, de ce monde qui soustrait l’enfant à la virginité de l’enfance, aux possibles et aux rêves. Couper la main, couper le lien, la ligature. Être seule pour être soi : cette image séminale déjà dit tout.

Peindre, voyager

En 1918, Marie Čermínová s’établit dans un appartement de la vieille ville de Prague, qu’elle loue seule pour couper les liens, donc, et en établir d’autres, avec les milieux anarchistes praguois, à l’heure où sourdent partout en Europe, et notamment dans cette Bohême qui porte si bien nom, des envies d’en découdre. Anarchie, communisme : la jeune femme goûte l’ardeur de l’insurrection, la hardiesse de la résistance, l’amitié entre coalisés et la ferveur du dessin, qu’elle affûte à l’École des arts décoratifs, dans l’atelier d’Emanuel Dítě. Elle se fait la main.

Là encore, une photographie enregistre la silhouette d’une jeune femme qui dorénavant n’a plus de main sur l’épaule, que nul ne retient, et dont le visage troué d’yeux noirs est coiffé de cheveux courts à la garçonne, semblable à la jeunesse de Maïakovski. La photographie le dit : Marie Čermínová sait qu’elle ne se retournera pas, que la poésie est son affaire, que le langage peut tout, « que la nuit, le vent et la lumière sont et seront ses plus sûrs alliés », ainsi que l’écrit Annie Le Brun, commissaire de l’exposition, dans un essai magistral du catalogue.

À l’été 1922, Marie Čermínová se rend en Croatie, sur l’île de Korčula, où elle rencontre deux peintres tchèques, Jindřich Štyrský et Jiří Jelínek, bientôt dit « Remo ». Inséparable, le trio collabore dès le printemps 1923 au groupe d’avant-garde Devětsil, créé à Prague trois ans plus tôt. L’étonnante Marie porte une casquette, fume des cigarettes et use du genre masculin, livre des scènes audacieuses – de café, de cirque ou de bordel (Le Coussin, 1922) – et multiplie les voyages, en France, en Italie et en Yougoslavie. En novembre 1923, l’exposition « Le bazar de l’art moderne » sacre la conversion de Devětsil au purisme, ainsi que l’attestent les splendides natures mortes de celle qui, à compter de cette année et jusqu’à sa mort, signe Toyen, en référence aux « citoyens libres et égaux » de la Révolution française. Le bras levé, le poing serré. Toujours.

Mais l’orthodoxie de ce postcubisme n’assouvit pas les desseins de l’artiste, repérée puis célébrée par Hans Richter dès 1924 (« Chef-d’œuvre de mademoiselle Toyen »). Nomade dans l’âme, l’artiste entreprend avec l’inévitable Štyrský un long voyage en France, sur la Côte d’Azur et à Paris, et consigne dans de petits carnets des scènes de rue et de spectacle extrêmement vivantes, volontiers naïves, souvent érotiques. Paris est assurément une fête et le « poétisme » de Toyen, avec ses Avaleurs de sabres (1925) et ses Danseuses (1925), célèbre la joie de vivre, entre Art brut et art primitif. La peinture, comme une enfance de l’art.

Rêver, débrider

Le bal Bullier, le cirque Medrano et la Jardin des plantes forment un merveilleux triangle équilatéral à Paris, où Toyen et Štyrský s’installent de 1925 à 1929, avec le désir de mettre leurs pas dans ceux de Guillaume Apollinaire, maître en poésie. Flâner est un mot d’ordre pour ces deux artistes qui conçoivent un extraordinaire Guide de Paris (1927), lequel propose une déambulation clandestine, et presque situationniste, dans la Ville Lumière, gigantesque Babylone pleine d’arcanes et de plaisirs.

Introduits dans les marges et les sillons parallèles, les deux artistes présentent des œuvres lors de la manifestation « L’art d’aujourd’hui », conçue comme un contrepoint avant-gardiste à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes ; là, aux côtés de Brâncuși, Léger, Larionov, Delaunay ou Mondrian, les vingt-trois printemps de Toyen ne déparent en rien. Mieux, le vicomte de Noailles lui achète son Port (1925), une rêverie géométrico-cubiste pleine d’habileté, aujourd’hui reversée dans les collections du Centre Pompidou grâce aux libéralités de son premier propriétaire. Incorporant du sable dans ses toiles, recourant au pochoir, Toyen infléchit ses toiles vers un onirisme subtil (Scaphandrier, 1926) et hybride les formes cubismes avec le surréalisme naissant (Fata Morgana, 1926) : les bases de « l’artificialisme » sont jetées par Toyen et Štyrský depuis leur atelier de Montrouge, désireux de réunir la peinture et la poésie et de « libérer au maximum l’imagination ». Présentées à la Galerie d’art contemporain à l’automne 1926, puis à la Galerie Vavin en 1927, où Philippe Soupault les défend dans une préface de feu, ces œuvres hermétiques et matiéristes procèdent d’une imagination débridée, excèdent la réalité sensorielle pour produire des images, où l’or le dispute au bleu et le grain à l’aplat (Lac de Côme, 1929). Évoquant les compositions de Paul Klee ou de Max Ernst, les toiles artificialistes de Toyen préfèrent au langage abstrait une « orientation vers la conscience », pour reprendre les mots du poète Vítězslav Nezval.

Inquiéter, exposer

Revenue à Prague, Toyen publie, expose et voyage. Encore. Triptyque infaillible. Ses œuvres érotiques, souvent cruelles, en font une illustratrice de choix, notamment de Pybrac de Pierre Louÿs et de Justine du marquis de Sade, dont elle visite le château de Lacoste en 1932. Cette même année, Toyen participe à Prague à l’exposition internationale « Poésie 1932 », qui, peuplée d’œuvres d’Yves Tanguy, Salvador Dalí, Alberto Giacometti ou Joan Miró, inocule à la Tchécoslovaquie le venin du surréalisme. Peu à peu, les toiles de Toyen s’apparentent à un monde flottant, comme indécidable, zébré d’éléments curieusement véristes. Ce royaume de l’inquiétante étrangeté signe la conversion de Toyen au surréalisme, dont elle fonde en 1934 avec Nezval et Štyrský la phalange tchécoslovaque, et dont la première exposition pragoise accueille vingt-quatre de ses œuvres. Au printemps 1935, André Breton, Paul Éluard et les leurs effectuent à Prague un séjour qu’enregistrent de nombreuses photographies tandis que Toyen se rend quelques semaines plus tard à Paris pour assister au Congrès des écrivains pour la défense de la culture, marqué par le suicide de René Crevel. Cheveux courts, bouche lippue et yeux tristes, Toyen est intronisée partout, fréquente Benjamin Péret, Yves Tanguy, Max Ernst, Salvador Dalí et Claude Cahun, pose pour Man Ray, illustre Les Vases communicants de Breton, qui vantera dans un entretien sa « cynégétique des apparitions », engendre des figures féminines griffées par des serres (Le Message de la forêt, 1936) ou tenant une épuisette (La Dormeuse, 1937), des mirages et des rêves, des fantômes et des spectres, toute une poésie souveraine que sacrent des expositions à Londres, Tokyo ou Amsterdam.

Cacher, résister

En 1938, Toyen et Štyrský dénoncent les procès de Moscou et congédient du groupe surréaliste Nezval, aveugle face aux agissements soviétiques. Car le monde tonne, tremble. Le 15 mars 1939, les troupes allemandes envahissent la Bohème et la Moravie et condamnent les surréalistes à la clandestinité. Durant la guerre, Toyen cache le poète juif Jindřich Heisler dans la salle de bain de son petit studio, lequel échappe miraculeusement à la Gestapo en 1942, quelques mois avant que ne meure Štyrský d’une crise cardiaque, conjurée dans une toile majeure (Un jour triste). Toyen représente à sa manière les désastres de la guerre, use de métaphores oniriques, convoque l’enfance châtiée, les barbelés, les troncs, les squelettes ou les rapaces, défie l’horreur à l’aide de signes sadiens ou sadiques (Relâche, 1943).

Partout la désolation. Toyen, qui a vu et dit la barbarie, poursuit son chemin, sa quête. À Paul Éluard, en 1946 : « De même que vous je n’ai absolument pas changé. » La même année, elle retrouve à Paris André Breton, fraîchement revenu de son exil américain, Marcel Duchamp et Victor Brauner puis publie Cache-toi, guerre !, un recueil de neuf dessins pareil à un journal de deuil. Quelques mois plus tard, Toyen, qui prône la disjonction du surréalisme et du communisme, entérinée par sa signature de la Rupture inaugurale, s’installe avec Heisler à Bois-Colombes, expose à la Galerie Denise René puis chez Aimé Maeght, séjourne deux étés successifs sur l’île de Sein avec Breton et Péret, lesquels signent en 1953 deux textes pour la première et sublime monographie réservée à l’artiste par les éditions Sokolova. Toyen est de toutes les signatures, de toutes les pétitions – injustice antistalinienne (1950), « affaire Seznec » (1951), « coup de semonce » contre l’idéologie réactionnaire (1957), dénonciation de la bombe A (1958), condamnation de Dalí, « ancien apologiste d’Hitler » (1960), répudiation de la Figuration narrative (1965). Vivre est un combat. Toyen vit beaucoup.

Persévérer, ausculter

Profondément affectée par la mort de Breton, en 1966, dont elle occupe l’atelier à la suggestion de sa veuve, et ce jusqu’à sa mort, Toyen fréquente assidûment les poètes Radovan Ivšić, Annie Le Brun, Pierre Peuchmaurd et Georges Goldfayn, avec lesquels elle fonde les éditions Maintenant. Reconnaissables entre toutes, traversées par une sève métamorphique, zébrées de vert et de mauve, rehaussées de poudroiements incandescents et d’éclats alchimiques, les toiles de Toyen explorent les soleils noirs (1951), les nuits fauves et, à compter du mitan des années 1960, les pulsions érotiques et les passions animales (Le Paravent, 1966), tout le débridement d’Éros et de Thanatos. Jusqu’à sa mort, survenue en 1980, Toyen ausculte par la pointe sèche ou par le collage les vertiges surréels et livre des images étourdissantes, presque hiéroglyphiques, peuplées de becs, de fleurs, d’yeux et de lèvres. D’une cohérence et d’une intransigeance infrangibles, sa création s’offre aujourd’hui comme une pierre de Rosette, sublime et secrète, sublimement secrète.

 

1902
Naissance à Prague (République tchèque)
1923
Rejoint le groupe avant-garde « poétiste » praguois Devětsil
1934
Fonde le groupe surréaliste tchèque
1947
S’exile définitivement à Paris avec Jindřich Heisler
1980
Décède à Paris
« Toyen. L’écart absolu »,
du 25 mars au 24 juillet 2022. Musée d’art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, Paris-16e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, nocturne le jeudi. Tarifs : 13 à 11 €. Commissaire : Annie Le Brun. www.mam.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°753 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : Toyen, une vie à soi

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