Il y a un mystère de la ressemblance dans le portrait en général, que l’on songe à la sculpture, au dessin, à la peinture ou à la photographie – un mystère, pour ne pas dire un paradoxe, rarement apprécié à sa juste mesure 1.
Car, enfin, l’impression de vie repose d’ordinaire sur le mouvement. Alors, comment peut-il exister des images fixes qui arrivent à donner ainsi l’impression de se trouver en tête-à-tête avec une personne réelle, tous ces chefs-d’œuvre de l’art du portrait qui perdurent dans notre imagination, telle La Joconde de Léonard de Vinci, ou peut-être Le Cavalier souriant de Frans Hals ? Parmi ceux dont on connaît le modèle, on pense au buste de Voltaire sculpté par Houdon, et à la photographie saisissante de Jean-Paul Sartre prise en 1946, qui, pour beaucoup d’entre nous, reste l’image immuable du chantre de l’existentialisme.
Le mystère est même double en l’occurrence, parce que, au fond, nous n’avons aucun moyen de savoir si les portraits considérés sont effectivement ressemblants. Aurions-nous distingué la Joconde en chair et en os dans les rues de Florence ? Aurions-nous reconnu Jean-Paul Sartre et les autres modèles de Cartier-Bresson à une soirée ? Il y a peut-être une seule chose dont on puisse être absolument sûr : ces hommes et ces femmes n’ont pu présenter que l’espace d’un instant l’apparence exacte dont leur portrait conserve le souvenir. L’instant d’après, ils ont pu bouger les yeux, tourner ou pencher la tête, lever les sourcils ou baisser les paupières, plisser le front ou froncer les lèvres, et chacun de ces gestes aurait eu pour effet de transformer radicalement leur expression.
Si le langage permet de décrire certains mouvements des muscles du visage, notre sensibilité aux plus infimes nuances dépasse largement le pouvoir des mots. Quand on dit que le regard est le “miroir de l’âme”, il faut entendre par là que l’on juge intuitivement le caractère des gens d’après l’expression dominante de leur visage. Voilà pourquoi Hamlet découvre avec stupeur que “l’on peut sourire, oui, sourire et être un misérable”. Il avait manifestement oublié qu’il y a beaucoup plus de sortes de sourires que le langage ne peut en décrire. […]
Cette difficulté de restituer, non pas une expression, mais l’expression voulue, les artistes l’ont connue à toutes les époques. En fait, vers le début du XVe siècle, Leon Battista Alberti écrivait avec raison qu’il est fort malaisé, “quand on veut peindre un visage qui rit, de ne pas le faire plutôt pleurant que joyeux”. La lente acquisition de ce savoir-faire traverse toute l’histoire de l’art. Elle est relatée dans un ouvrage magistral de Jennifer Montagu 2, qui analyse un des grands jalons de la conquête de l’effet physionomique voulu, à savoir une conférence de Charles Le Brun sur l’expression des passions, prononcée devant l’Académie au XVIIe siècle.
La nécessité d’atteindre à une expression juste et lisible est née des impératifs de la peinture dite d’histoire, consacrée aux sujets tirés de la Bible, de la légende ou des auteurs anciens, qui trouvait son aboutissement dans les scènes anecdotiques exposées au Salon. La vocation particulière du genre du portrait était censée résider ailleurs.
Depuis des temps immémoriaux, le portrait servait moins à célébrer la personnalité intime que le personnage public. […] Ainsi, le but du portrait romain consistait le plus souvent à exprimer la gravitas, ce maintien digne et austère du pater familias, tandis qu’à la Renaissance, un maître comme Verrocchio savait porter à des dimensions monumentales, dans sa statue équestre de Bartolomeo Colleoni, la fière allure du condottiere idéal ou matérialiser, dans ses bustes de dames florentines, l’idéal social du sourire gracieux auquel son élève Léonard de Vinci allait donner une dimension fascinante dans La Joconde.
C’est un fait bien connu que les premiers photographes ont adopté les normes conventionnelles du décorum à l’époque où les appareils obligeaient à de longs temps de pose. Le modèle contraint à l’immobilité affectait en général l’attitude habituellement appropriée à sa condition sociale. Encore au XXe siècle, les “photographes mondains” ont continué à réaliser des portraits conformes à ces stéréotypes. […]
Compromis entre le portraitiste et le modèle
Mon regretté ami le peintre Sir William Coldstream, qui fut un excellent portraitiste et un fin observateur des hommes, m’expliquait qu’avant de se mettre au travail, il n’invitait pas le modèle à prendre “un air naturel” comme d’aucuns le font. Il lui demandait de “faire exactement comme si on allait peindre son portrait”. C’était après tout une réalité qu’il ne servait à rien d’essayer de nier ou de fuir. De ce point de vue, on pourrait dire que la plupart des portraits sont à envisager sous l’angle d’une collaboration, d’un compromis entre le portraitiste et le modèle. Face à un appareil photo, n’importe quel adulte va se surveiller et prendre la pose. Plus les circonstances sont solennelles, et plus il importe de “faire bonne figure”.
Bien entendu, les instantanés, rendus possibles par le perfectionnement des optiques et des supports sensibles, permettent de prendre les gens à l’improviste, et cette faculté a largement contribué à nous désaccoutumer des conventions du photographe mondain. C’est aussi l’instantané qui nous a mis en garde contre les périls de l’image saisie au vol, où l’on découvre tant de fois une grimace au lieu d’un visage vraiment vivant. Beaucoup de photographes prennent systématiquement une série de clichés au petit bonheur, et font le tri ensuite. Pour autant que je sache, Cartier-Bresson a toujours préféré se mettre à l’affût du moment décisif.
Le portraitiste, peintre, dessinateur ou photographe, doit prendre conscience d’un autre choix capital, qui intervient avant celui de l’expression voulue. Je ne sais pas si quelqu’un a déjà proposé de codifier cet exercice bien particulier, mais on pourrait partir des deux points de vue fondamentaux utilisés pour les fiches signalétiques : la face et le profil. Ces positions concernent les aspects permanents de la tête et, si l’idée ne semble pas trop puérile, on pourrait suggérer de les codifier par rapport à la direction où pointe le nez, en décrivant un quart de cercle entre la face et le profil. Ce qui compte ici, comme toujours, c’est l’interdépendance entre l’architecture du visage et ses éléments mobiles. Parmi ces derniers, on remarque d’abord les yeux, de face, et la position de la tête sur le cou, de profil.
En fait, les spécialistes de l’art dramatique et de la danse ont élaboré une codification des attitudes corporelles, mais un aspect essentiel leur échappe très souvent : ce que l’on pourrait appeler le “tonus”, le degré de tension entrant dans un mouvement, qui modifie sensiblement notre réaction, aussi bien dans la vie que dans l’art.
Photographie et dessin : deux procédés de composition
Ce choix de paramètres, à peine esquissé ici, doit faire toucher du doigt la gamme de positions exceptionnelle explorée et exploitée dans l’art de Cartier-Bresson. La prise de vue classique, de face avec le regard posé sur le photographe, est rare. S’il l’utilise, c’est pour capter deux attitudes ou deux expressions opposées, qui se distinguent en grande partie par le tonus. Dans un premier cas, le modèle accapare l’attention du photographe, voire discute avec lui. […] Mais la vue de face peut aussi indiquer que le modèle, habitué à se faire prendre en photo, s’est tourné vers l’appareil et attend plus ou moins passivement le déclic. […]
Il reste un paramètre important à signaler, car il caractérise la totalité des photographies de Cartier-Bresson : le souci de la composition de l’image, qu’il interdit toujours de recadrer. On voit bien que c’est primordial quand il nous montre la tête de Lucian Freud, tout en bas dans l’angle droit, alors que le reste de l’image est occupé par le chevalet, ou quand la célèbre tête d’Albert Camus remplit tout l’espace.
Il est à noter, toutefois, que les dessins de Cartier-Bresson ne font jamais appel à ces procédés de composition. Son regard et sa main s’appliquent tout entiers à la tête isolée et à ses éléments expressifs.
Notre perception s’appuie sur des catégories
Ces recherches nous amènent au dernier mystère de notre réaction devant un visage : même si nous reconnaissons aisément nos frères humains d’après le répertoire de leurs gestes et mouvements, rien ne détruit ou ne perturbe plus facilement les mécanismes de reconnaissance que les déguisements en tout genre. […] Il faut présumer que notre perception des gens s’appuie sur des catégories. […] Si l’on sort le visage de son isolement pour le mettre dans un costume d’une autre époque, ou dans un uniforme d’une autre profession, il paraît complètement différent. J’ai parlé ailleurs 3 des membres du Kit-Cat Club du XVIIIe siècle, qui ont tous un air de parenté sur les murs de la National Portrait Gallery, tellement ils sont transfigurés par leurs grosses perruques. De fait, quand on regarde nos aïeux dans de vieux albums de famille – les hommes pourvus d’une grande moustache et d’un chapeau melon, les femmes en robe à corset et col montant –, les individus s’effacent derrière les types et il devient difficile de réagir devant ces images comme on le ferait devant celles de nos contemporains. Cette remarque vaut également pour les portraits de ses contemporains que Cartier-Bresson nous présente ici. Quelle impression donneront-ils lorsque leurs manières et leurs vêtements appartiendront au passé ? Nul ne saurait le dire. Mais, puisque nous ne sommes pas troublés par les costumes d’époque dans les tableaux de Titien, de Van Dyck, de Rembrandt ou de Vélasquez, gageons qu’ils auront gardé cette étincelle de vie que seul un maître pouvait glisser dans le portrait photographique.
1. J’ai abordé certaines de ces questions dans le chapitre The Mask and the Face : The Perception of Physiognomic Likeness in Life and in Art du livre The Image and the Eye, Oxford, Phaidon, 1982
2. Jennifer Montagu, The Expression of the Passions, New Haven et Londres, Yale University Press, 1994
3. The Mask and the Face, cf. note 1
À LIRE
Ce texte est extrait de la préface de Sir Ernst-Hans Gombrich pour l’ouvrage Tête à tête d’Henri Cartier-Bresson qui sera publié en avril par Gallimard (format 24 x 30 cm, 144 p., 134 ill. en deux tons, 360 F). Les coupes et les intertitres sont du JdA. L’ouvrage accompagne l’exposition présentée à la National Portrait Gallery, et reproduit une sélection des portraits majeurs d’�?HCB�?. L’auteur en a supervisé personnellement la mise en pages, ainsi que l’ordre des photographies et leurs confrontations.
À VOIR
1998 est l'année Cartier-Bresson à Londres. La National Portrait Gallery réunit ses portraits jusqu'au 7”‚juin. La Hayward Gallery reprend jusqu'au 5”‚avril l'exposition "Les Européens" qui avait été présentée à Paris à la Maison européenne de la photographie. Puis, du 6 mars au 9”‚avril, le Royal College of Art s'intéressera aux dessins de l'artiste. Enfin, du 26”‚novembre jusqu'en mars”‚1999, le Victoria & Albert Museum exposera un ensemble de photographies sélectionnées personnellement par "HCB" dans les collections du musée.
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Tête à tête : « HCB » et Sir Ernst
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Abonnez-vous dès 1 €De Londres à Venise, en passant par Bruxelles, Rennes, Le Cateau-Cambrésis et Paris, le printemps apporte une brassée d’expositions, consécrations, découvertes ou redécouvertes. Henri Cartier-Bresson fête ses quatre-vingt-dix ans : l’un des historiens de l’art les plus reconnus, Sir Ernst-Hans Gombrich, analyse l’œuvre du photographe et dessinateur à la lumière des grands portraitistes. Matisse était un grand voyageur, pourtant son périple océanien est particulier : il n’en a recueilli les fruits que quinze ans après son retour. Picasso, lui, était plutôt casanier. C’est au cours d’un unique séjour en Italie qu’il travaille au rideau de scène de Parade. Magritte détestait la publicité, mais les publicitaires ont puisé largement dans son humour subversif. Depuis la fin des années quatre-vingt, Simon Hantaï refusait d’exposer. Il sort aujourd’hui de sa réserve. Connaissez-vous Jacques Blanchard, qui fut pourtant qualifié de “Titien français�? dans les années 1630 ? Découvrez la diversité des peintres romains baroques de la collection Lemme. Ces pages vous offrent un avant-goût d’expositions que vous retrouverez dans les prochains JdA et dans le Magazine des Expositions.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°55 du 27 février 1998, avec le titre suivant : Tête à tête : « HCB » et Sir Ernst