À l’occasion du 150e anniversaire du retour d’Asie d’Henri Cernuschi, le musée qui porte son nom nous invite à découvrir le destin exceptionnel de cet aventurier esthète.
Un bouddha géant de 4,5 mètres de haut ! Comment le transporter et où le conserver une fois à Paris ? D’aucuns auraient hésité à faire une telle acquisition. Henri Cernuschi, lui, ne cille pas. Quand il découvre en 1872 cette statue de bronze dans un temple de Meguro, faubourg de Tokyo, au Japon, le collectionneur se démène pour l’acquérir, à un prix assez élevé et malgré la protestation des habitants. Très vite, il fait démonter et emporte l’immense statue. À l’automne 1873, quelques mois après son retour d’Asie où il voyage pendant deux ans, il exposera cette œuvre avec près de 1500 autres pièces exceptionnelles au Palais de l’industrie. L’année suivante, il fait construire pour elles un écrin, avenue Velasquez, près du parc Monceau (Paris), devenu aujourd’hui le Musée Cernuschi. Présenté en hauteur, le bouddha souriant de Meguro y toise toujours les visiteurs du lieu, dont une ambitieuse exposition raconte aujourd’hui l’histoire, 150 ans après le retour d’Asie de son fondateur. Au fil des œuvres, se dessine en filigrane le portrait d’un collectionneur aussi ardent que rocambolesque. Car Enrico Cernuschi, connu en France sous le prénom d’Henri, a un caractère de feu. Né sous le soleil d’Italie en 1821, dans une famille de riches entrepreneurs lombards, le jeune homme étudie le droit et se destine, comme son père qu’il a perdu à l’âge de 13 ans, à une profession libérale. Mais déjà, il aime s’instruire par les voyages, séjournant dans de grandes villes européennes, de Marseille à Berlin, en passant par Paris, Londres, Bruxelles et Amsterdam.
Un jeune homme de bonne famille, donc ? Pas seulement. Patriote embrasé, il est l’un des héros qui, en 1848, a libéré Milan de l’occupation autrichienne, avant d’être élu député de l’éphémère République romaine. Lorsque celle-ci disparaît, cinq mois après son avènement, il est emprisonné pendant un an au château Saint-Ange en raison de la radicalité de ses convictions politiques. Mais pas question de croupir en prison ! Le jeune homme s’en échappe pour gagner la France, grâce à l’intervention de son amie Hortense Cornu, sœur de lait de Napoléon III. À Paris, Henri Cernuschi, qui deviendra un proche d’Émile Zola, de Léon Gambetta ou encore d’Edmond de Goncourt, se cultive et développe son sens des affaires. Il travaille au Crédit mobilier, contribuant notamment à la fondation de la Banque de Paris, future Paribas, et fréquentant assidûment les salons des grands banquiers juifs. Il voyage aussi avec le collectionneur Charles Ephrussi, l’un des modèles de Proust pour le personnage de Swann. Au cours des années 1860, il participe en amateur à des fouilles archéologiques en Égypte et en Tunisie. Mais, exilé par Napoléon III en raison de son engagement contre le plébiscite de 1869, ce patriote bientôt naturalisé français revient à Paris après la chute de l’Empire, en septembre 1870. « Tour à tour révolutionnaire, exilé, banquier, républicain, économiste, collectionneur et fondateur de musée… La vie de Cernuschi est qualifiée d’exceptionnelle par ses biographes, ce qui montre bien son originalité par rapport à ses contemporains », observe l’historienne de l’art Silvia Davoli dans le catalogue de l’exposition. Extraordinaire, son destin le devient tout à fait en 1871. Un de ses amis, Gustave Chaudey, adjoint au maire de Paris, est en effet exécuté par les communards qui l’accusent d’avoir fait tirer sur des manifestants devant l’Hôtel de Ville. Cernuschi, qui jusqu’alors regardait d’un bon œil la Commune, en est fortement ébranlé, et décide de partir loin, au bout du monde. Alors que Jules Verne s’apprête à publier Le Tour du monde en 80 jours, Cernuschi, à 50 ans, traverse l’Atlantique en septembre 1871 avec son ami l’écrivain et critique d’art Théodore Duret. Il prend le train pour gagner la côte ouest des États-Unis, embarque à San Francisco et, enfin, rejoint le Japon. Dès son arrivée, il se met « par curiosité et sans intention arrêtée, à visiter les boutiques et à acheter des bibelots », rapporte Théodore Duret. Il faut dire que l’Exposition universelle de 1867 à Paris, à laquelle le Japon participait, avait mis en lumière des objets d’art et d’artisanat plus raffinés que ceux produits pour le marché occidental.
Mais, alors que les voyageurs européens s’intéressent surtout aux porcelaines, Cernuschi, lui, se prend de passion pour les bronzes. Il les acquiert en nombre, d’autant plus que les conditions sont particulièrement favorables. « La révolution de Meiji, qui a remis l’empereur au pouvoir, a appauvri les samouraïs, désormais sans emploi, ainsi que les temples bouddhiques qui ne sont plus soutenus par le nouveau gouvernement. Pour subsister, les uns et les autres se défont de leurs biens les plus précieux, et les amateurs d’art en profitent », explique Éric Lefebvre, directeur du Musée Cernuschi et co-commissaire de l’exposition. C’est ainsi que Cernuschi peut acheter le fameux grand bouddha de Meguro… Quelques années plus tard, le vent tournera. Les Japonais seront plus soucieux de préserver leur patrimoine. Si Émile Guimet trouvera encore de très belles pièces en 1876, l’année suivante, la voyageuse et écrivaine anglaise Anna Brassey constate « qu’il devient chaque jour plus difficile de trouver au Japon des objets d’art réellement authentiques ».Parmi les pièces achetées au Japon, surtout datées de la période d’Edo, Cernuschi trouve quelques bronzes anciens importés de Chine. Pourquoi donc ne pas y aller directement ? Après trois mois au Japon, le voilà parti pour Shanghai, Yangzhou et Pékin. « En Chine, Cernuschi donne une profondeur historique à sa collection », souligne Éric Lefebvre. Même si, regrette le collectionneur, les prix y sont bien plus élevés qu’au Japon, où il a pu bénéficier de circonstances particulièrement favorables… « Lorsqu’une pièce rare paraît ici chez un marchand, elle est aussitôt connue de tous les amateurs. Quoi qu’il n’y ait point d’hôtel des ventes, les marchands savent fort bien mettre les amateurs en concurrence […]. Il nous faut acquérir les pièces le plus souvent une à une, après un long marchandage, et il faut toujours finir par les payer un prix élevé. Nous prenons d’abord dans les boutiques tout ce qu’elles contiennent, puis, en élevant les prix, nous parvenons à nous faire apporter de chez des particuliers des pièces rares qui nous permettent de former une collection des plus complètes », rapporte Théodore Duret dans son journal. Après la Chine, Henri Cernuschi fait route vers l’Indonésie, le Sri Lanka et l’Inde. Là, il achète peu d’objets. Est-ce parce qu’il existait déjà, en Indonésie ou en Inde, des musées témoignant, comme le relève Duret, « d’un souci des choses d’art » de la part de la population ? Est-ce parce qu’il s’intéresse moins à l’art indien ? Toujours est-il que d’Inde, le collectionneur rapporte surtout des photographies d’architecture. Il n’empêche. À son retour en Europe, en janvier 1873, il a constitué une collection de 5000 objets asiatiques exceptionnels. « Cernuschi rapporte du Japon et de la Chine une collection de bronzes telle qu’on n’aura jamais rien vu de pareil nulle part. Il y a là des pièces qui vous renverseront, je ne vous dis que cela ! », écrivait dès 1872 Théodore Duret, dans une lettre à Édouard Manet. Ces pièces, en effet, fascineront artistes et artisans. Exposées dès l’automne 1873 au Palais de l’industrie, érigé sur les bords de la Seine pour accueillir l’Exposition universelle de 1855, elles font sensation. La presse s’en fait l’écho. « Si les curieux se pressent et admirent, nos industriels travaillent avec ardeur ; partout, dessinateurs, modeleurs, profitant des autorisations accordées par M. Cernuschi, recueillent des croquis ou des empreintes ; au contact de ces œuvres charmantes par la grâce et l’originalité, le génie français s’anime et va, comme celui des Japonais, non pas copier, mais perfectionner un thème inconnu pour lui, élargir le cercle de ses conquêtes », se réjouit l’écrivain et collectionneur Albert Jacquemart dans la Gazette des beaux-arts. Ainsi, Gustave Moreau exécute plusieurs copies d’objets dans l’exposition, que l’on retrouve dans ses tableaux, tandis que le dessinateur d’objets d’art Émile Reiber, employé par la maison d’orfèvrerie Christofle, y passe toutes ses matinées, quinze jours durant, pour s’inspirer des pièces asiatiques pour ses créations – par exemple, pour son vase aux deux poissons ou sa théière en forme de lapin…Pendant ce temps, Henri Cernuschi réfléchit aux plans de son futur musée. Dès la fin 1874, le bâtiment qu’il a fait construire aux abords du parc Monceau est prêt à accueillir sa collection. Avec, sur la façade, des médaillons représentant Léonard de Vinci et Aristote, il « a plutôt l’air d’un temple que d’une maison particulière », observe un journaliste de l’époque. Le critique d’art Edmond Duranty évoque pour sa part « un demi Parthénon ».
Pour accueillir le bouddha monumental, Cernuschi a fait construire, dans la salle qui lui est destinée, un piédestal. « À la place où dans les temples grecs s’élevait la statue des dieux, se dresse sur une base gigantesque le bouddha géant de Megouro, qui donne des pichenettes sacrées. Tout autour de lui sont rangés par gradins, par étages, et libres ou emprisonnés sous des vitrines, les bronzes sonores, vases, figurines, statues et statuettes, lanternes, animaux, guerriers, divinités, pots, vasques, théières, vases honorifiques, ex-votos, un monde, une collection unique », décrit Duranty. Henri Cernuschi, quant à lui, vit au deuxième étage de la maison, sous les toits… On raconte qu’il installait parfois un lit de camp pour dormir au milieu de ses œuvres. En 1882, alors qu’Émile Guimet a, entre-temps, ouvert son musée à Lyon, Cernuschi annonce le legs de son hôtel particulier et de sa collection asiatique, l’une des plus importantes d’Europe, à la Ville de Paris. Le musée ouvrira ses portes en 1898, deux ans après sa mort.
Japon mania
Au fil d’un merveilleux parcours, l’exposition du musée Cernuschi, à Paris, nous entraîne sur les pas de son fondateur, depuis son voyage en Extrême-Orient jusqu’à la création de son musée d’arts asiatiques destiné à conserver sa collection. Articulée en trois temps – le voyage en Asie, l’exposition de la collection au Palais de l’industrie et la création du futur musée – elle nous fait partager l’enthousiasme des Parisiens lorsqu’ils découvrent les pièces japonaises et chinoises rapportées par Cernuschi, les bouddhas, les brûle-parfums, les étonnants animaux d’une infinie délicatesse. Les bronzes, mais aussi les céramiques, peintures, estampes, objets en bois laqué et sculpté, photographies ou livres illustrés dialoguent ici et là avec les dessins qu’ils ont inspiré à Gustave Moreau, et les sculptures de Pompon. Et pour cause : la collection participe à l’éclosion du japonisme, au XIXe siècle. Un ravissement.
« Retour d’asie »,
Musée Cernuschi, 7, avenue Vélasquez, Paris -8e, jusqu’au 4 février 2024. www.cernuschi.paris.fr
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Sur les traces d’un gentleman collectionneur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°771 du 1 janvier 2024, avec le titre suivant : Sur les traces d’un gentleman collectionneur