A travers ses films, le cinéaste italien n’a eu de cesse de faire comprendre les actions des hommes et de propager l’éducation par l’image. Il inventa une écriture visuelle qui réussit à montrer sans démontrer. Rétrospective à l’Auditorium du Louvre à partir du 6 avril.
Reconnu comme l’un des pères du néoréalisme italien, notamment à partir de Rome, ville ouverte (1945), Roberto Rossellini quitte définitivement le cinéma au début des années 60 pour se consacrer exclusivement, jusqu’à sa mort en 1977, à des films pour la télévision, qu’il comprenait comme l’évolution logique du cinéma. L’auteur de Paisà, d’Allemagne, année zéro, de Stromboli ou du fameux Voyage en Italie qui inspira la Nouvelle Vague, opérait une rupture étonnante, tant formelle que thématique, qui s’explique par une réflexion approfondie sur le statut de l’image et sur ses fonctions. Elle conduisit Rossellini à lancer une vaste entreprise encyclopédique où le savoir humain devait être présenté et exposé non plus par le discours, mais visuellement. Tâche ardue et immense dont il était conscient : « En faisant du cinéma, j’ai fait un exercice de prospection des hommes, des problèmes, des événements qui me touchaient. Je l’ai fait bien ou mal, mais cela m’a permis de prendre conscience d’un tas de choses. Seulement, je sais que je ne pourrai plus m’en sortir dans le cadre du cinéma. Ce n’est pas uniquement question de savoir si le public me comprendra ou pas. Il s’agit d’un autre ordre d’urgence. Il faut réécrire le discours à partir du début et c’est toute une écriture, toute une civilisation, qui est mise en jeu ». Aussi, dès India (1959), film entre le documentaire et la fiction sur l’Inde, fidèle à son credo qui est de faire voir « les choses telles qu’elles sont », le cinéaste réalise des films historiques et didactiques pour la RAI ou l’ORTF sur des sujets apparemment disparates, entre autres L’Age du fer (1965), qui raconte l’histoire du fer, de l’homme préhistorique à la société contemporaine, La prise du pouvoir par Louis XIV (1966), Les Actes des Apôtres (1969), La lutte de l’homme pour sa survie (1967-71), de la préhistoire aux voyages dans l’espace, Socrate (1970), Blaise Pascal (1971-72), Entrevue avec Salvador Allende (1971-73) ; Descartes (1973-74), A Question of People (1974), tourné à l’occasion du World Population Year de l’ONU, ou encore Le Centre Georges Pompidou (1977) et Concerto per Michelangelo (1977).
Sans doute, certains films ou épisodes ont vieilli, et comme pour tout créateur il y a des réussites et des échecs. Toutefois, le projet de Rossellini qui aura consisté à faire comprendre les actions des hommes et à propager l’éducation par l’image (et il ne se serait sans doute pas restreint à la télévision), est plus que jamais d’actualité ainsi que nous le rappelle régulièrement le foisonnement d’images en tous genres. S’appuyant sur les théories du pédagogue du XVIIe siècle, Comenius, le cinéaste voulait que l’on accède aux connaissances par « vision directe », par une autopsie du réel, le terme signifiant à l’origine « voir de ses propres yeux ». La méthode de travail de Rossellini se résume dès lors en une formule : « Montrer et ne pas démontrer ». Mais par-delà cette conjonction historique avec le monde contemporain pressentie par le cinéaste, c’est l’intérêt aigu pour une ancienne question de l’humanité qui suscita les débats passionnés des philosophes, des éducateurs, des artistes, des historiens, des critiques ou des psychologues, qui retient encore l’attention : une pensée en images est-elle possible ?
Une telle problématique n’exige pas l’exclusion du langage humain au bénéfice de pures images agencées dans le but de produire une sorte de rhétorique visuelle. Pour Rossellini, il s’agit au contraire de redonner la place qui lui revient à l’image matérielle aux côtés de la connaissance exprimée par idées et concepts. Que ce soit une empreinte de main sur la paroi d’une grotte, un film sur la vie sous-marine (comme dans Fantasia sottomarina, de 1940) ou un documentaire sur la chapelle Sixtine (Concerto per Michelangelo). L’image cinématographique et télévisuelle sera donc le nouvel outil permettant d’acquérir cette connaissance : « Le cinéma devrait être un moyen comme un autre, peut-être plus valable qu’un autre, d’écrire l’histoire et de garder les traces des sociétés en voie de disparition. Car, en plus de tous les moyens de transcription de la réalité que nous possédions déjà, nous avons, aujourd’hui, l’image qui nous présente les gens tels quels, avec ce qu’ils font et ce qu’ils disent. Les protagonistes de l’Histoire sont photographiés avec leurs voix, et il est important de savoir, non seulement ce qu’ils disent, mais aussi comment ils le disent. Or, ces moyens que possède le cinéma ont parfois servi à la propagande, mais n’ont jamais été utilisés de façon scientifique ». Ce n’est pas la reconstitution historique pour elle-même qui mobilisa Rossellini, et encore moins de faire revivre les morts, les fantômes et autres spectres du passé, aussi illustres soient-ils, grâce aux moyens du cinéma, ce que défendit en son temps Abel Gance. En dernière instance, l’ambitieux projet de Rossellini ne tient pas seulement à sa défense de l’« image utile » contre les artifices plastiques, narratifs et émotifs du cinéma ancien et moderne, y compris ses propres réalisations de la période néoréaliste, mais relève surtout d’un projet plus démesuré encore qui est de retracer l’histoire des images fabriquées à travers les différentes civilisations. Et par image, Rossellini n’entend pas uniquement les images représentées, les images filmiques ou photographiques, mais l’image générique que renvoie toute culture, laquelle peut aussi bien se retrouver dans son architecture, ses croyances, sa politique, son alimentation ou les manières de s’habiller. Le cinéaste, qui avait d’ailleurs eu le projet d’une histoire de l’alimentation dont il ne reste que le scénario, avait l’habitude de distinguer les civilisations par deux principaux modes d’habillement, ce qu’il appelait la civilisation du drapé (la Grèce, les Romains, l’Inde) et la civilisation du cousu (l’Europe occidentale). C’est donc moins la réalité de l’histoire qui l’emporte, même si Rossellini s’entoure souvent de spécialistes pour traiter tel sujet (par exemple, le grand historien de la philosophie, Ferdinand Alquié, pour son Descartes), que l’histoire de la réalité par les images.
Vu sous l’angle d’une quête sur la constitution de la réalité humaine à travers l’histoire de ses images, le second projet rossellinien n’est pas en totale rupture avec la période néoréaliste, puisque c’est aussi bien l’Histoire récente qui est convoquée dans des films sur la guerre (Le Navire blanc, 1941, Un pilote revient, 1942, L’Homme à la croix, 1943), que l’histoire personnelle, existentielle de personnages confrontés à leur réalité quotidienne, à eux-mêmes, et aux autres qui peuvent être leur enfant (Europe 51, 1952) ou leur conjoint (La Peur, 1954). Des films créés pour le cinéma à ceux réalisés pour la télévision, l’attitude de Rossellini, sa « position morale » sera donc restée identique, puisqu’il s’agissait de raconter, selon les termes de Pascal, la grandeur et la misère de l’homme. Seule la place accordée à l’Histoire est différente. Rossellini passera progressivement de l’histoire particulière (hommes, femmes, cultures, nations) à l’histoire universelle, cela d’autant plus aisément que le particulier se retrouve dans le général : « ... je trouve que ce qu’il y a d’étonnant, d’extraordinaire, d’émouvant dans les hommes, c’est justement que les grands gestes ou les grands faits se produisent de la même façon, avec le même retentissement que les petits faits normaux de la vie ; c’est avec la même humilité que j’essaye de transcrire les uns et les autres ». Projet utopique, mais dont il pensait que, contrairement à la parole, on pouvait mieux s’en rapprocher par l’image.
A cet égard, dans ses entretiens, Rossellini semble tenir des propos contradictoires, puisqu’il peut à la fois affirmer que « l’important, ce sont les idées, non les images, il suffit d’avoir des idées très claires et l’on trouve l’image la plus directe pour exprimer une idée », puis : « pour qu’un art devienne un art, il importe qu’il possède un langage, qu’il exprime des choses qui soient compréhensibles à la moyenne des individus. Sans cela, il devient complètement abstrait, je ne dis pas qu’il faille pour autant faire des films “commerciaux” : dissipons tout malentendu. Mais je crois fermement que nous n’avons pas les éléments de base. Aujourd’hui, nous manquons de quelque chose de plus que les idées, de plus qu’un langage : d’un vocabulaire et même d’un alphabet. Je crois qu’il est nécessaire, pour pouvoir faire œuvre utile, de rétablir les lettres de l’alphabet. Il ne s’agit pas de transformer l’art, mais de le retrouver ». Autrement dit, si les idées ne sont pas séparables de leurs images, pour que ces dernières ne soient pas les simples illustrations des premières, ainsi que l’imposa toute la longue tradition occidentale de l’image, il faut en réinventer la grammaire et les usages et, par là même, « briser les règles du langage commun ».
Le langage du cinéma des origines
Le didactisme de Rossellini ne fut donc pas un nivellement par le bas mais la tentative de refondre entièrement les contenus et les formes, quitte à revenir aux sources, à « retrouver » le langage du cinéma des origines. Une approche rapide de son œuvre pourrait laisser croire que ce sont précisément les films néoréalistes qui sont les plus complexes quant à leur vocabulaire et que les films pour la télévision sont les moins travaillés, voire bâclés, comme la critique l’a souvent écrit. Il est vrai qu’il s’agit d’un cinéma théâtral, dont le cadrage est frontal, laissant peu de place à des actions, usant de narrations simples jouées par des acteurs non-professionnels, d’où le hors-champ est banni, comprenant le recours quasi systématique au plan-séquence pour ne pas fragmenter les scènes, bref un cinéma dominé par la platitude de l’image. Ces choix furent mûrement réfléchis par Rossellini et l’on sait tout le parti que tireront des réalisateurs comme les Straub d’un cinéma où il ne se passe pratiquement rien, sans compter l’impulsion qu’il donna à d’autres comme Godard pour ce qui est des potentialités de la télévision. Ces images directes, immédiates, banalement placées sous les yeux des spectateurs furent pour Rossellini la manière la moins détournée de regarder le réel, l’examiner au microscope, comme pour en faire une photographie la plus exacte possible. Du néoréalisme, centré sur les hommes vus en situation, au projet encyclopédique, centré sur l’histoire de l’homme, le cheminement esthétique et moral de Rossellini tient en ce magnifique énoncé : « Et puis photographier un homme, ce n’est rien, il faudrait pouvoir photographier un monde ».
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Roberto Rossellini l’autopsie du réel
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°525 du 1 avril 2001, avec le titre suivant : Roberto Rossellini l’autopsie du réel