On croit tout connaître de Gilbert & George, tant on les a vus sous toutes les coutures. Pourtant, à bien y regarder, on ne sait pas grand-chose d’eux, sinon les grandes étapes de leur « carrière ».
De destins croisés, les vies de Gilbert Prousch (ou Proesch c’est selon) et George Passmore,
respectivement nés en 1943 dans les Dolomites et en 1942 dans le Devon, sont devenues indissociables. Ils ont même effacé leurs patronymes, éliminé toute personnalité. Lorsqu’on les entend parler, on distingue chez Gilbert (le plus petit) un accent rocailleux qui tranche sérieusement avec la diction pincée du grand George.
On a beau grappiller quelques bribes d’informations sur l’enfance, leur coup de foudre mutuel, rien ne filtre sur leur couple depuis 1967 à part une habile mise en scène de leur vie dans l’East End de Londres, rue Fournier. À peine sait-on que George fut très brièvement marié et père de deux enfants. On s’étonne même de cette « humanité » tant Gilbert & George forme une entité artistique, cette fameuse sculpture vivante qui les a lancés en 1969.
À contre-courant des pratiques anticonformistes
À l’époque, ils viennent d’écrire un manifeste, celui de L’Art pour tous qui ne sera publié qu’en mai 1970 dans la revue Studio International. Leur première apparition publique se fait au son d’une chanson populaire, Underneath the arches, racontant l’existence de deux poivrots anglais, chantée et dansée sur une table-socle au son d’une bande enregistrée.
Les deux jeunes hommes habillés en costumes, cravatés, affichent une mode atemporelle à un moment où celle-ci s’emballe, où l’artiste se doit d’afficher une certaine originalité marginale. Leur visage et leurs mains recouverts de peinture couleur bronze enchaînent les poses et les gestes stéréotypés pendant huit heures d’affilée. En pleine vogue conceptuelle et minimale, alors que les performances exultent le corps et revendiquent la personnalité de leur auteur, Gilbert & George assument une position supposée conformiste.
« Pourquoi tout ce qui fait partie de la vie ne pourrait être art ? », déclarent-ils. « Nous pensons que nous devrions être capables de faire une sculpture qui puisse s’adresser à chaque homme, femme ou enfant, que ce soit en Afrique, en Nouvelle-Zélande ou ailleurs. »
Dès lors, ils se mettent à se représenter dans leurs premiers fusains, puis à se photographier, à se filmer durant une période éthylique, The Drinking Sculptures, qui livrera un film comme Gordon’s makes us drunk en 1972. Le couple s’enivre dans la plus grande sobriété et un stoïcisme ironique, par gorgées de gin Gordon, posant la question du bon goût et des bonnes manières. « Les artistes boivent mais font des images sobres. C’est pourquoi nous avons fait des sculptures de boissons, en phase avec la vie. »
Les configurations de photographies en noir et blanc s’assombrissent. Les deux artistes disent n’avoir jamais eu de période heureuse, et de fait celle des années 1970 s’avère particulièrement glauque. Ils photographient leur quartier en proie à des manifestations racistes, à la contestation sociale. Les formations de tirages encadrés en noir et jusqu’alors rassemblées en essaims s’agglomèrent et constituent bientôt des panneaux-grilles de plusieurs clichés.
La série des Dirty words associe des graffitis violents et grossiers écrits dans leur quartier de Spitalfields (queer, fuck, shit…) à des portraits des deux artistes et des vues de la vie réelle passée par un filtre rouge sang. La couleur de la violence de la provocation apparaît donc pour la première fois en 1977 et, cette même année, ils réussissent à désolidariser l’image du cadre. Elle pourra ainsi se déployer sur plusieurs carreaux de la grille. Gilbert & George restent alors fidèles à ce qui était au départ une contrainte technique et économique : des cadres pour du papier photographique de taille standard, faciles à transporter. Depuis, ces cadres sont devenus leur signature visuelle. Inimitable.
Dans les années 1980, la couleur ajoute à la provocation
En 1982, les artistes incorporent à leurs compositions photographiques des couleurs vives par aplats. À cela s’ajoute la dilatation physique, les formats deviennent monumentaux, mais les images restent symétriques, s’appuyant sur l’artificielle gémellité du couple.
En 1984, ils signent la série Death Hope Life Fear, se jouent des contrastes, mélangent les échelles, teintent leur peau de couleurs acides donnant à l’ensemble une atmosphère corrosive. Les séries s’enchaînent, abordent le sida, la guerre, le racisme. En 1994, ils s’attaquent aux tabous de la sexualité avec The Naked Eye où ils apparaissent nus comme des vers.
On n’ignore plus rien de Gilbert & George, mais on ne sait rien d’eux. Ils se sont totalement effacés jusqu’à devenir des figures totémiques insensibles. Parfois maléfiques. La taille des images en arrive à menacer les spectateurs, assaillis au gré des séries d’étrons pop, de crucifix, de bombes, d’anus ou de fleurs et tout autant de questions-titres. Une des dernières en date ? « Jésus était-il hétérosexuel ? » Cette institution britannique qu’est devenu leur couple n’a donc rien perdu de son outrecuidance, joli challenge après quarante ans de vie commune.
1942 Naissance de George Passmore en Angleterre. 1943 Naissance de Gilbert Proesch en Italie. 1967 Gilbert et George se rencontrent à la Saint Martin’s School of Arts de Londres. 1969 Créent les « sculptures vivantes ». 1971-1972 Premières photographies en noir et blanc. Leurs œuvres choquent le public londonien. 1982 Utilisation de couleurs vives et de formats monumentaux dans leur travail photographique. 1987 Le duo obtient le prestigieux Turner Prize. 1997 Rétrospective au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. 2006 Vivent et travaillent à Londres.
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Quand l’œuvre et la vie se confondent
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques « Gilbert & George : rétrospective », jusqu’au 7 mai 2007. Tate Modern de Londres, 25 Sumner Street, Londres. Ouvert du dimanche au jeudi de 10 h à 18 h, le vendredi et le samedi de 10 h à 22 h. Entrée libre. Tél. 44 20 7887 8888, www.tate.org.uk/modern/
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°589 du 1 mars 2007, avec le titre suivant : Quand l’œuvre et la vie se confondent