Symbole de l’enseignement académique, le dessin a connu une désaffection dans les écoles d’art à partir des années 1970. Avant de revenir en grâce dans les salons et les expositions.
Lorsque l’on entre dans l’atelier de Vladimir Velickovic, l’œil est immédiatement frappé par une œuvre monumentale : un dessin réalisé à l’encre noire sur papier blanc Corps, corbeaux (2010). Pour l’artiste serbe arrivé à Paris en 1966, le dessin est une nécessité. Lui qui « a commencé et qui terminera par le dessin » accueille avec enthousiasme le nouvel engouement remarqué autour de la discipline, qui se manifeste au travers du salon du dessin contemporain Drawing Now, du Prix Guerlain et de revues ciblées telle Roven.
Depuis 2009, celle-ci explore, chaque semestre, toutes les formes de dessin. Sa cofondatrice, Marine Pagès, confie qu’un tel support lui manquait en tant qu’artiste pratiquant principalement le dessin. A-t-elle remarqué elle aussi ce nouvel engouement en direction du dessin ? L’artiste préfère parler de continuité car « les artistes ont toujours pratiqué le dessin. C’est seulement depuis une petite dizaine d’années qu’on les regarde et qu’on les montre ». Ce que confirme Gérard Fromanger lorsqu’il évoque tous ces « artistes [qui] dessinaient en secret ». Dans son atelier de Bastille, le peintre phare de la Figuration narrative conserve les dessins de ses années d’apprentissage et garde un souvenir très précis de son passage à l’École des beaux-arts de Paris en 1960 : « J’y suis resté dix-huit jours ! On ne nous enseignait rien. »
Mai 68, la rupture
Rattaché à l’idée d’académisme, le dessin connaît en effet, à partir des années 1970, un désamour particulièrement sensible dans l’enseignement, et qu’avaient précipité les événements de Mai 68. Artiste et professeur de dessin à l’École des beaux-arts de Nantes-Métropole, Bernard Plantive pointe une spécificité nationale : « C’est l’histoire française qui nous différencie des pays voisins comme l’Allemagne et l’Angleterre, qui ont connu une continuité des arts graphiques. On a rejeté d’emblée les formes traditionnelles auxquelles était associé le dessin. » La discipline paraît dépassée face aux nouvelles formes artistiques, incarnations de la modernité, que sont les installations, les performances puis la vidéo. Une désaffection qui culmine à la fin des années 1990.
Frédérique Loutz, jeune « artiste qui dessine » comme elle se définit elle-même, fait part de son malaise ressenti à l’École des beaux-arts de Mulhouse dont elle sort en 1996. « Le dessin n’était pas du tout à l’ordre du jour. On me demandait quand j’allais passer à des choses sérieuses. Déstabilisée, je n’ai pratiquement pas dessiné pendant trois ans. »
Ces artistes du dessin évoquent un apprentissage personnel fait de rencontres et de découvertes. Aujourd’hui professeur de dessin à l’École supérieure d’art et médias de Caen/Cherbourg, Benjamin Hochart a suivi son cursus à Lyon et à Bordeaux jusqu’en 2006. « À Bordeaux, il y avait des cours de techniques – couleur, dessin, volume –, mais la plupart de nos enseignants étaient issus de Mai 68 et, rapidement, ces cours ont disparu. Je me suis donc fabriqué mon enseignement du dessin en pratiquant et en discutant avec des professeurs auxquels je montrais mon travail. »
Devenu professeur à son tour, comment Benjamin Hochart apprend-il le dessin à ses étudiants ? Celui-ci estime que l’enseignement découle toujours d’une approche classique mais revisitée. « Avant moi, le professeur plaçait les étudiants devant un modèle pendant quatre heures en leur indiquant un type de support et d’outil. J’enseigne toujours le dessin d’observation et d’après modèle vivant, mais avec d’autres approches. Je fais par exemple dessiner mes étudiants le temps d’une chanson, avec un gros feutre ou les yeux fermés. Je pense que notre génération a réussi à faire la synthèse entre un enseignement académique et technique et son rejet absolu. »
L’apprentissage du regard
Un souffle nouveau a pénétré les ateliers de dessin, sortant ce dernier d’un carcan académique et lui rendant sa spontanéité et son immédiateté. Même si quelques idées reçues subsistent. Frédérique Loutz, professeure à l’École supérieure d’art et de design Marseille-Méditerranée, est étonnée de voir arriver des étudiants encore pénétrés de l’idée du « bon dessin ». « Certains me demandent de faire du modèle vivant comme si en en faisant ils allaient avoir la certitude de savoir bien dessiner. » Pour les deux professeurs, il s’agit en premier lieu d’opérer une déconstruction dans la tête des étudiants.
Benjamin Hochart recourt à l’image d’un appareil photo que l’on démonterait pièce par pièce : « Je leur montre comment démonter les pièces du dessin, puis comment ils peuvent réinvestir tout ce qu’ils ont intégré d’une manière inédite. Je leur demande par exemple de fabriquer un outil pour dessiner, puis de créer une gamme à partir de cet outil et d’en faire enfin une composition dessinée. Ce que je leur explique ici c’est que le dessin est un outil de langage. »
Tous sont unanimes : le dessin est la base de tous les arts visuels et un apprentissage nécessaire du regard. Pour Vladimir Velickovic : « Le dessin est le chemin le plus simple et direct entre le regard, le cerveau et la main. » Plus que du regard, « il est l’apprentissage de l’intelligence » pour Fromanger. Mais il est aussi un effort que l’artiste ne rencontre pas parmi les plus jeunes. « La plupart du temps, leur travail manque de dessin. »
Pourtant, l’effort n’a pas déserté les bancs des écoles d’art. À Marseille, Frédérique Loutz considère que « la seule façon d’apprendre à dessiner est de dessiner. C’est la quantité de travail, l’engagement et la concentration qui permettent l’apprentissage. »
Vladimir Velickovic a toujours cru lui aussi « au métier » qui permet d’accéder à l’inventivité et à l’imagination qui n’ont pas de limite dans le dessin. Ce qu’il admire précisément chez les jeunes artistes : « Une grande liberté d’approche, de pratique, de matériaux impossible à hiérarchiser aujourd’hui et qui ne peut qu’enrichir la scène sur laquelle le dessin est présent. »
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Pourquoi le dessin a eu raison de Mai 68
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°656 du 1 avril 2013, avec le titre suivant : Pourquoi le dessin a eu raison de Mai 68